FREIBACH HANS
Cette approche de la poésie de Philippe Jaccottet est parue dans la revue Sud, n°110/111, en 1995. Elle est signée Hans Freibach, dont l’identité demande quelques précisions.
C’est vers la fin des années 80 que Jean-Marie Barnaud et Alain Freixe dont le travail autour de la poésie et de l’écriture commence - il se poursuit toujours aujourd’hui ! - dès le début des années 70, décident de donner naissance à Hans Freibach. On entendra dans ce nom résonner leurs deux noms et l’on pourra voir couler cette « libre rivière » qui ne s’attardera jamais aux reflets de ses ponts, comme l’écrivait René Char. Jean-Marie Barnaud pourra écrire à ce sujet : « Hans Freibach » n’est pas seulement le pseudonyme auquel Jean-Marie Barnaud et Alain Freixe ont recours pour signer certains articles critiques écrits en commun, il est avant tout l’élément clef de leur mythologie personnelle à travers laquelle prend figure leur amitié.
Or, regarder, ce n’est pas chercher à saisir, encore moins à posséder. Re-garder, c’est plutôt être surpris, être saisi par cela même qui est insaisissable, par ce qui vient quand on laisse venir une de ces images qui nous touche « avant toute pensée, comme un astre dans une étable » [8], images, « navettes ou anges de l’être » [9] . Alors le regard s’ouvre jusqu’à accueillir l’intimité des êtres - et ce sera par exemple avec la fraîcheur qu’on sent exister au plus profond du ciel - pour un contact aussi fort qu’avec « toute chose au monde que l’on touche ».
La vue est le sens jaccottéen par excellence. Non pas pour sa dimension intellectuelle, où se crispe toute attention dans sa volonté d’aborder et de rejoindre les choses, mais parce que d’abord, déliée d’elle-même, se tenant comme en suspens, en une patiente attente, elle nous situe dans une distance heureuse où le monde peut être contemplé, caressé du regard, comme si le corps ne pouvait exulter, se satisfaire, participer vraiment, que dans la distance.
Et n’est-ce pas ce que pourrait dire aussi un peintre, que pour « saisir » les pivoines, « il faut s’en éloigner » ; que telle « grande rose de roche », qui nous a « rendu plus léger », on s’émerveille d’avoir pu « la suivre sans bouger d’ici ».
Mais la distance n’est pas la seule condition du bonheur d’être au monde. Il y faut aussi l’élévation ; il faut être comme emportés dans les airs, « suspendus ». Le malheur, c’est non seulement lorsque des murs « arrêtent le regard », mais c’est aussi quand le lieu se fissure, quand les choses pèsent de tout leur poids ; lorsque la montagne, par exemple, est une masse sombre qui écrase ; et c’est là la mort même, ce comble de lourdeur, cet absolu de poids.
Au contraire, il faut que quelque chose vous enlève au ciel dans un mou-vement ascensionnel qu’on peut admirer dans la floraison de l’humble passe-rose, et surtout chaque fois qu’un bloc de pierre, montagne ou roc, par l’effet d’une lumière miraculeuse, est projeté en plein ciel, « suspendu ».
L’occurrence de ce mot, dans Après beaucoup d’années, est remarquable. Tout ce qui est heureux est suspendu : les montagnes de Savoie, les vierges de Zurbaran, des nuages roses, telle rumeur « un peu plus haut que vos têtes », toutes choses du monde, graves ou humbles, dont on aimerait tresser une couronne, comme une couronne de fleurs tenue « au-dessus ». « Suspendu » aussi le prome¬neur qui longe les eaux de la Sauve ou du Lez. On le voit cette légèreté du monde se communique, comme par osmose, au poète. Le monde léger fait de nous des êtres légers dans l’altitude, et comme adossés à « une forteresse impre¬nable », quand c’est tout le ciel qui soudain nous regarde.