FREIBACH HANS
Cette approche de la poésie de Philippe Jaccottet est parue dans la revue Sud, n°110/111, en 1995. Elle est signée Hans Freibach, dont l’identité demande quelques précisions.
C’est vers la fin des années 80 que Jean-Marie Barnaud et Alain Freixe dont le travail autour de la poésie et de l’écriture commence - il se poursuit toujours aujourd’hui ! - dès le début des années 70, décident de donner naissance à Hans Freibach. On entendra dans ce nom résonner leurs deux noms et l’on pourra voir couler cette « libre rivière » qui ne s’attardera jamais aux reflets de ses ponts, comme l’écrivait René Char. Jean-Marie Barnaud pourra écrire à ce sujet : « Hans Freibach » n’est pas seulement le pseudonyme auquel Jean-Marie Barnaud et Alain Freixe ont recours pour signer certains articles critiques écrits en commun, il est avant tout l’élément clef de leur mythologie personnelle à travers laquelle prend figure leur amitié.
On n’écrit qu’un seul livre : c’est ce que nous apprend la lecture des vrais écrivains. Non pas qu’ils répètent, bien sûr. Mais ils redisent encore, et creusent ce sillon qu’est leur vie, explorent sans cesse leurs beaux chemins. Sont fidèles.
Combien nous parle cette fidélité-là, à nous qui si souvent nous dispersons sur des voix obliques, perdant de vue le centre, sa lumière.
Je retrouve, dans Après beaucoup d’années, j’entends à nouveau, la voix de Philippe Jaccottet, et cette force qui l’anime, persistante, malgré les alarmes de l’Histoire, les catastrophes, l’effondrement de tant de choses autour de nous. Malgré aussi de nouvelles morts toutes proches. Et je note au passage comme chacun de ses livres a la gravité d’un livre de deuil, d’un « tombeau ». Tant il est vrai aussi que les morts ne cessent de nous faire cortège, et que leur nombre s’accroît à mesure que nous avançons.
J’entends, oui, cette voix à nouveau.
Et il me semble qu’elle parle ici sur un ton plus confiant. Ainsi des fleurs. Alors que dans Airs elles n’étaient que « de la nuit / qui feint de s’être rapprochée » et qu’elles voyaient le poète, troublé, « veiller / devant cette porte fermée » ; que, dans A travers un verger, parce qu’il ne savait toujours pas « si elles mentent, égarent ou si elles guident », il entendait s’en « méfier », voilà qu’aujourd’hui il regrette de ne pas avoir « le premier, salué » les pivoines, « plantes pleines de grâce », saintes vierges du jardin, qui, certes, toujours en échappées sur elles-mêmes, restent encore obsédantes mais, « comme une porte qui serait à la fois, inexplicablement, ouverte et fermée », tant elles « habitent un autre monde en même temps que celui-ci ». Les fleurs, maintenant, font passage ; et c’est comme si nous parvenaient les signes de leur « leçon », antérieure à tout savoir, et qu’en confiance il nous faut écouter. Telle celle de « la passe-rose » : « Que la rose du chant / brasille de plus en plus haut / comme en défi à la rouille des feuilles ».
Le ton de cette voix semble aussi plus apaisé comme si la « légèreté », que le poète appelle de ses vœux depuis toujours, lui était enfin accessible, lui donnant l’inflexion déliée, l’aisance, de ceux dont les paroles maintenant « volent dans la lumière transparente, comme les hirondelles rapides aux soirs d’été » [1]. Paroles qui, « malgré l’avenir presque entièrement obscur » et « le poids du malheur », s’opposent avec plus de confiance qu’avant au nihilisme, à la tristesse qu’il peint sur les visages des hommes de ce temps. Elles affirment « qu’il n’y a pas au monde que du malheur », que, devant nous, persiste toujours, indubitable, dans le cours même du monde, cette lumière « bien qu’invisible dans le bleu du ciel / aussi sûre que chose au monde que l’on touche », lumière « qu’il faut à tout prix maintenir » et « transmettre (...) comme une étincelle ou une chaleur ».
[1] La promenade sous les arbres, Mermod, 1961