RAPHAËL MONTICELLI
L’artiste portugais Manuel Casimiro a passé quelques unes de ses jeunes années à Nice courant ’70 - 80. Il avait bénéficié d’abord d’une bourse de la fondation Calouste Gulbenkian. Très inventif et très dynamique, il a cherché à nouer des contacts avec les milieux de l’art en France, et, naturellement, à Nice. Ce texte, le premier que j’ai écrit sur son travail, est paru dans Coloquio artes, la revue de la fondation Calouste Gulbenkian.
LA LOGIQUE... OÙ EST LA LOGIQUE ?
Que l’on prenne ces toiles de 1972 tendues sur châssis, sur lesquelles sont disposés ce qu’il est convenu d’appeler des points (petites formes grossièrement ovoïdes, de couleurs diverses) plus ou moins régulièrement disposés, parfois soulignés d’un numéro qui en souligne l’ordre ou le désordre, en rappelle la couleur ou parfois en signale l’absence...
La tension ne naît pas dans le jeu de la trace au support : rien ici qui puisse rappeler que la toile résiste au marquage ou à la couleur, que dans le geste du peintre à la toile la trace peut subir des trans-formations : la technique employée (pochoir, éponge, pâte dense et toile apprêtée) indique que la différence d’un point à l’autre est voulue : la tension ne naît pas non plus du rapport entre deux points, car d’autres réalités, les chiffres par exemple, viennent se superposer à ce rapport et en effacent le jeu.
La toile est le lieu où les réalités se heurtent : les points diversement colorés et en nombre prévu, les chiffres, renvoyant aux couleurs des points pour en souligner ici leur organisation, là leur désorganisation. C’est sur ce rapport entre organisé et désorganisé que repose toute une partie du travail de Manuel Casimiro ; rapport entre attendu et inattendu dans lequel vient se loger plus d’une recherche dans le domaine de l’art.
Attendue ou logique, dans le contexte portugais, cette carte postale représentant Lénine haranguant le peuple : inattendus les points de Casimiro en toile de fond au discours de Lénine : d’un côté tout une iconographie sans surprise, un simple rappel de la réalité extra-picturale, de l’autre une mise en situation, un contexte qui suscitent l’étonnement. Dans ses œuvres de 1972 Manuel Casimiro ne nous donnait pas seulement à voir des points, il se servait des points comme d’éléments de référence —ou de construction — dans une recherche de l’inattendu : non pas l’inattendu pour lui-même, mais pour ce qu’il permet, parce qu’il vient briser la suite que nous prévoyons, qu’il vient s’inscrire à la place de ce que nous savons, ou ronronnons, et que —du coup— il crée un appel à notre recherche. L’œuvre dont nous disions plus haut qu’elle pouvait apparaître sous des allures françaises, témoigne soudain d’une tout autre problématique.
Déjà, autrement traité, le même type de problèmes apparaissait dans les travaux en pointillés « structures » des années 1969-1973 : la répétition de la trace du marker s’organisait dans telle partie de l’œuvre en respectant l’ordre mécanique né de l’alignement des gestes (rapport régulier du corps au plan) et se désorganisait. se brisait, dans telle autre de manière à construire un ensemble contradictoire. Les « translucides » (papiers pliés de 1974). l’accrochage d’une toile (1976), sa déchirure — maintenue ou recousue en décalage— (1976). la superposition de plusieurs supports (1976). entrent en conflit avec la netteté de la trace qui —même dans les toiles libres— est réalisée sans bavure, sans diffusion, grâce à la densité de la pâte.
Et pour donner quelques autres illustrations de cette tension qui préside à la constitution des œuvres de Manuel Casimiro voici les galets de 1974. le projet de structure en ballon de football de 1975. les constructions de fruits ou légumes de 1975 les déséquilibres de pièces de métal de 1 970. les éléments de moteur dorés de 1968-1969.
Un actuel projet de peinture de la jetée de Nice est aussi significatif dans ce sens. Au lieu de prendre un élément naturel comme support d’un acte peint, ou comme lieu d’exposition en plein air. Casimiro se propose d’utiliser un site aménagé par l’homme pour creuser la différence de nature entre divers éléments de la réalité : l’eau, la pierre, le béton : les éléments naturels et ceux fabriqués par l’homme : les éléments liquides et ceux qui sont rigides. L’œuvre n’est pas transportée dans un lieu, elle naît du traitement particulier d’un site, jouant sur la disposition des blocs de béton et des rochers pour constituer —s’opposant à la mer— un ensemble plastique de blocs de béton peints-rochers non peints qui reprend l’opposition organisé-non organisé, attendu-non attendu.
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