RAPHAËL MONTICELLI
Ce texte date de 1998. Il figure dans un opuscule sur Jean Jacques Laurent publié par l’association stArt à l’occasion d’une exposition personnelle de l’artiste à l’atelier d’art contemporain des musées de Nice. Jean Jacques Laurent avait intitulé son exposition « Ironie d’un sort ».
Première approche
Peindre : s’introduire dans la famille de l’art
Pour Jean-Jacques Laurent, la peinture a d’abord été affaire de famille. Voilà qui doit bien, en partie au moins, s’expliquer par le fait qu’il est issu de potiers et d’artistes, qu’il a vécu dans la petite ville de Vallauris, à deux pas de Cannes et de Nice, qu’il a y a côtoyé tous les mythes de l’art moderne qui venaient achever là, dans ces parages-là, leur longue et éblouissante route et dont la présence hante encore tous les espaces du sud. Que d’ombres immenses pèsent encore ici, vous attendent sur le pas des portes, infiltrées dans les ruelles, toujours attentives devant les tours de potiers, impatientes, devant les fours à céramique, d’être surprises, une fois encore, par ce que le feu a pu faire d’un pigment ou d’un émail….Quand on déambule dans les rues de Vallauris avec Jean-Jacques, on voit littéralement se lever du sol qui les a accueillies les figures communes, banales, terriblement humaines et lourdes, de Jacques Prévert ou Pablo Picasso…
L’art est alors famille : donnée immédiate et indiscutable ; un monde tout d’un bloc, sans concession, sans ouverture, sans changement, à prendre ou à laisser, tel quel. Une effroyable éternité, en somme, gardée par des ombres écrasantes, divinités étrangement familières : immensément présentes, occupant tout l’espace, aveuglant l’horizon et cherchant à nous garder sous leur tutelle, admiratifs et muets. En échange, on reçoit l’espoir de savoir ce que seuls les dieux savent et la grâce de faire, avec notre pauvre corps, un peu de ce qu’ils ont su faire.
Pour Jean-Jacques, l’art est ainsi d’abord famille avec laquelle on entretient des rapports secrets, intimes, jalousement et douloureusement intimes : on en vibre, incompréhensiblement, au point d’en être agacé, de chercher à faire cesser cette tension dont on se dit, qu’en fait, on ne l’a pas voulue, qu’elle disparaisse, qu’elle cesse de gâcher la clarté du monde ; sans elle, la vie serait plus simple, plus immédiatement vivable ; plus tranquillement vivable…
On est déchiré : parce que, finalement, ça s’installe au creux de nous-mêmes, ça se niche dans des zones de faille ou de manque, et ça se niche pourtant sans les combler, en les élargissant, au contraire, en avivant leur sensibilité, comme ces caresses dont la douceur même ravive sur d’anciennes plaies, la sensibilité de la peau, plus fine là qu’ailleurs, sans cesse comme prête à s’ouvrir à nouveau. On sait aussi pourtant qu’on peut en s’enfonçant et en se calfeutrant dans cette intimité, construire le début de toute jouissance. L’art est famille : Jean-Jacques s’y est trouvé plongé. Et vous savez bien comment : vous connaissez cette passion, cet amour douloureux si fort qu’il se sent parfois plus fort que le retour qu’il reçoit, qui fait qu’on en arrive à rejeter avec le plus de violence ceux que l’on aime le plus et dont on sait bien, avec rage, que ce sont ceux dont on a le plus besoin et que, dans le même mouvement, avec la même rage, on se rapproche d’eux, on cherche à supprimer cette frontière de la peau, pour se fondre, ne faire qu’un.
Au prix de la perte et de la douleur. Et on sait que quand on parvient, un peu, au bout de la perte, à ces instants de fusion, toute douleur s’efface, quelque chose s’étend sur le monde et l’allège : la paix…
La peinture a bien été ainsi, pour Jean-Jacques, pendant longtemps une affaire de famille ; c’est entre soi, on le sait bien, qu’on lave ses affaires, dans une famille : les affaires du monde y trouvent peu d’échos. Mais il suffit, en somme, d’un tout petit recul, d’une toute petite distance, pour se rendre compte que les affaires qu’on lave sont celles de n’importe qui, de tout un chacun, et que le monde traverse la famille qui le traverse.