MICHEL DIAZ
s’il lui faut, en dépit de tout, avancer comme avance cet « homme qui marche », réduit au bronze décharné de son opiniâtre présence, aux os durs de sa silhouette, mais résolu à avancer, si fragile pourtant et si nu
celui-là, qui arrache ses pieds englués dans la glaise comme à l’impossible des pas, regarde droit vers l’horizon, scrutant son devenir
s’il lui faut s’efforcer de vivre, dans le bruissement de l’effort, tel un homme debout, marchant et vivant au risque de la lumière, lui faut-il donc sans cesse tout réinventer ?
même l’espoir ? et toujours au bord de l’effondrement qui, chaque matin au réveil, nous menace ? le regard qui cherche ses yeux ? ou le mot qui cherche sa bouche ? ou le geste qui cherche la main qui pourrait le tracer pour tenter de nous délivrer ?
ces mots qui, nous le savons bien, mon ami, ne sont que les préliminaires d’un silence avec lequel, toujours, il nous faut composer, comme avec sa respiration ou le battement de son cœur qui, à chaque seconde, risque de nous manquer
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… mais le désir pourtant de perdurer encore dans l’espace hostile du monde, et de s’y établir un peu de temps au moins, comme un arbre déplie une à une ses feuilles pour se prouver qu’il est en vie, qu’il est de ceux que, pour un temps, la mort peut oublier
écrire alors, et malgré tout, au sang de ses poignets, nœud coulant autour de la gorge, debout et adossé au mur, ces marques sur le cou, dans le risque absolu de cet espace ouvert comme un abîme
mais écrire que l’on est nu, que l’on n’est rien que l’ombre de cet arbre, celle solitaire d’un cep au bout du rang de vigne, que la lettre qu’on trace au point de fuite du silence, l’écume sur la lèvre de la vague, le bleu sans nom d’un ciel sans cesse délavé
mais encore tirer le souffle pour préserver ce qui s’éteint d’un impossible dire, qui rougeoie toujours sous la cendre, poudre de noir paumes et doigts, et
toujours ravivé, ajoute son reflet aux carreaux des fenêtres, comme si, là aussi, s’annonçait dans l’épiphanie du poème, en son ardente ébriété, la promesse d’un jour plus insoucieux encore de son erre qu’une légère barque de bois blanc
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oui, cet homme sait bien qu’avancer, d’un pas si hasardeux, vers l’être-là d’un songe épris d’humaine joie, c’est aussi s’arrêter, au matin, près de l’arbre, regarder tomber de ses branches ce qui reste d’étoiles, quelque chose de doux, qui est là en n’y étant plus, le regarder ouvrir ses feuilles aux modulations du silence et à ses oiseaux endormis
est là ce qui s’arrache lentement du noir, porté par des poussières indécises, chargé de tout ce loin qui émerge dans le visible
on ne sait pas ce qui commence ici, dans ce royaume de l’œil nu, pas trop non plus ce qui finit
peut-être est-ce la fin et le commencement de ce qu’il est donné à l’œil de voir, à l’esprit de saisir, l’espace d’un instant, comme si la fin de ce quelque chose avait été donnée dès le commencement, que ce commencement était la fin de ce qui n’aurait pas encore commencé
– on se tient là, dans ce que l’on croit être indécision ou immobilité du monde, qui n’est qu’imperceptible mouvement entre les derniers mots venus et ceux que l’on ne connaît pas encore, qui à leur tour seront commencement de ceux que l’on aura perdus dans le blanc de sa voix puisque chaque mot, chaque fois, ouvre un nouveau silence, et que ce silence est plus grand au fur et à mesure que les mots succèdent aux mots dont aucun ne pourra égaler le silence qui gît au fond du trou de l’être
pourtant se lève sur l’instant, par cette embrasure du temps, un grand bonheur furtif : cet unique moment où nous est donné de saisir notre gratuite appartenance au vaste mouvement de l’univers et de penser, avec raison, que nous aussi, enfin, nous avons fait partie du tout