RAPHAËL MONTICELLI
Pour Leonardo Rosa
Voici une histoire hésitante... Elle est née en 1993 dans l’atelier de Leonardo Rosa, à Castelvecchio, village historique dans le haut pays d’Albenga, en Ligurie. L’atelier était plein de bocaux de diverses cendres dont Rosa se servait comme pigment pour son travail.
I
Voici. "Il y aurait eu un grand feu." Ou bien, on aurait pu dire : " Il y aurait eu plusieurs grands -ou petits - feux". Ou " Il y aurait eu un grand feu accidentel" Ou "un grand feu causé par un accident naturel" ou bien "Les restes calcinés d’herbes fraîches" ou "Les restes calcinés comportaient tant d’herbes fraîches (-tant de jeunes herbes-) qu’il apparaissait bien que le feu ne pouvait qu’avoir été provoqué" ou même "que l’on était en présence d’un foyer (-d’un pauvre foyer-)" ou bien "Les restes calcinés d’herbes fraîches prouvaient assez que l’on était en présence d’un pauvre foyer laissé là par un passant" - "abandonné par un groupe" - "Le foyer aurait été allumé par un pauvre groupe de chasseurs" - "de pionniers" - "de migrants" - "par un groupe" - "par une antique tribu" - "par une vieille tribu errant entre forêts encore inhospitalières et un rivage trop doux au bord d’une mer"
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II
"La tribu aurait semé sa route -son errance- de pauvres foyers alimentés par les jeunes pousses du printemps, des fragments de bois flotté, les aiguilles, écorces et brindilles des pins maritimes. Les enfants auraient été chargés " - "des enfants auraient..." - "d’alimenter le feu" et "Même si c’est aux femmes que revenait la tâche" ou "C’est aux femmes que revenait la tâche" ou "que revenait de produire" ou plutôt "Dans la tribu, la caste des producteurs de feu..."- non, peut-être mieux "Le métallurgiste" ou "le maître du verre" - "Le maître -(la maîtresse)- du feu" ou "Le vieux berceur de feu aurait signifié aux enfants qu’ils..." - "avait signifié -réparti- distribué- (leurs) les rôles des (aux) enfants : les uns devaient recueillir les herbes, brindilles et aiguilles, les autres devaient nourrir le feu avec douceur -précaution- en prenant bien soin de ne pas l’étouffer ; deux d’entre eux devaient maintenir autour de lui -autour du foyer- comme autour de la moindre piqûre -morsure- de braise- la juste et suffisante circulation -proportion- d’air qui lui permettrait de respirer. Autour du foyer de l’étape, organisation de la tribu : alimentation, armes, protections, préparatifs divers."
"Les traces du feu traversent les millénaires, elles sont toutes phénix, comme le sont aussi nos douleurs même les plus banales - qui accompagnent - qui nous accompagnent notre vie entière -et au-delà."
Alors encore "un -le- petit brasier avait fini de se consumer" - "dans les restes du -d’un- petit brasier sur la plage de sable" ou "les restes etc... marquent qu’on vient de nettoyer le -un- jardin au bord de l’eau" ou "marquent le moment d’une promenade entre amis" ou "Il (silhouette encore confuse, démarche souple - traînante)"
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III
"Il (silhouette encore confuse -démarche souple -traînante -tête penchée sur le côté)- il aurait noté" - "il aurait été intrigué par la présence de petits brasiers presque éteints (restes de nettoyage de printemps ? Promenade au bord de l’eau entre amis ? Barbecue des premiers beaux jours ?) Il se serait approché, aurait humé le feu mourant (débordement de souvenirs, le foyer à la ferme -le faible éclairage -crépitement d’incendies -lumières sous l’orage)- il aurait humé le feu mourant ; l’âcreté humide de la fumée aurait désincrusté ses souvenirs (...)- il en aurait senti les vagues de chaleur le long des jambes et les bouffées entre poitrine et menton ; il se serait approché du brasier et -le touchant presque- avec des gestes caressants (fraternels ? paternels ?) il l’aurait alimenté doucement en brindilles odorantes arrachées aux pins maritimes, et en pauvres pousses d’herbe, soufflant à peine pour aider à la combustion. Il aurait pu penser que c’était là les restes des derniers jours de sa vie ; dans l’humidité à peine crépitante des herbes fraîches, les fragments avaient bien du mal à se consumer (du bout d’une branche mince, il soulevait quelques herbes rougeoyantes, leur donnait un peu d’air)" - "Les fragments avaient du mal à se consumer : ailes d’oiseaux, crissements des criquets mêlés au clapotis des vagues du soir, mouvements fiancés de l’air, papiers pleins d’odeurs d’encres - Amis écartés au détour d’une flamme brunie" - "Antiques rites du feu sous les passages des mouettes - Il se serait dit que nos vies s’enfouissent aussi dans leurs propres déchets, que les traces de bois calcinés prennent souvent des pauses d’oiseaux blessés et que le ciel se charge ainsi souvent de cendres - Or nous levons souvent les yeux -se serait-il dit- et nous croyons le ciel bleu. Le silence des vagues venait mourir par à-coups entre les grésillements" - "Espérons" - se serait-il dit - "Espérons que nous serons (un jour) capables (un jour) de faire notre deuil du monde (un jour)."
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IV
"Il (homme jeune encore - grande silhouette mince" ou "sa grande ombre mince de violette sur le sable)" - "Il aurait écouté - entendu - les récits à peine crépitants des herbes fraîches, comment des enfants auraient été chargés d’alimenter le feu -le pauvre feu- autour duquel une tribu nomade allait se réunir et murmurer dans la nuit tombant au bord de l’eau. La fascination des braises -si ténues soient-elles" ou "d’autres plus grandes qu’elles sont plus fragiles" - "coraux fugaces -éphémères pierreries- cramoisies - bleuissantes" - "L’or des braises passe celui des nuits s’efface - seule l’eau sait à tout moment conserver les couleurs précieuses. Les vieux nomades auraient pu le savoir, eux qui avaient confié aux enfants le soin de faire durer ces simulacres d’étoiles dans un brasier au bord de l’eau. Le savant berceur de feu -le porteur de lumière- aurait pu être aussi un sculpteur d’air : il aurait été capable de ponctuer chaque soubresaut du feu de sa plainte incessante en fond de gorge justement modulée. C’est lui qui, chaque soir, aurait pu prendre la nuit, le froid, et leurs frissons, le serpent des solitudes, les étages pesants de l’eau, le resserrement des gorges et le choc du sang contre la poitrine et les tempes, le chant rauque des éboulis et des effondrements, les cris inattendus des bêtes immobiles, pour les transformer en murmure assourdi. Et chaque soir, la tribu assemblée autour des gestes mesurés des enfants entretenant le feu, aurait été de plus en plus attentive au murmure plaintif du berceur de feu, de sorte qu’elle serait parvenue, chaque soir, à éloigner d’elle les effrayantes raisons de la plainte -la peur-le froid-la faim-la douleur- pour se blottir, dans la tranquillité de la pure modulation" - "Tout en continuant à alimenter le feu, il serait demeuré comme stupide dans la chaleur et la fumée, léché par les contorsions chaudes qu le vent, conduit par les vagues toutes proches, imposait en volutes complexes au vieux danseur."
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V
"Dans le soir les mouettes auraient ramené leurs rames. Elles se seraient abattues sur le sable durci par le retrait de l’eau. Leur silence venait mourir par à-coups contre les grésillements. Il se serait dit : "La tribu aurait laissé le silence de l’eau se marier au murmure du berceur de feu dans le chuintement des braises fidèles" - Il se serait dit - (la nuit étant alors tombé avec sa densité calme) - se serait dit : "La lune - les nuages - le goût du sel - et le sentiment pénible que rien ne peut jamais accélérer les pertes ; l’angoisse de s’imaginer un instant que l’on pourrait bien être immortel ! - Espérons - se serait-il dit à nouveau (la phrase vient d’elle-même. S’impose ?) Espérons que nous serons un jour capables de faire notre deuil du monde. Et il aurait fui. Ils seraient partis au matin. Le sable aurait pris la teinte des cendres entre plomb et vieil argent.