PATRICK JOQUEL
Ce texte a été publié sur le site Francopolis en novembre 2014 et par Friches à l’automne 2017.
Haut Var ►
Je lui ajoute trois petits cailloux
*
Je monte à l’ombre des sommets. Parmi les pierres rosées. Les tapis mauves des rhododendrons contrastent avec les verts des mélèzes.
Passé le verrou le lac des Terres Rouges
je quitte le souffle et la rumeur du torrent pour entrer dans le silence
Le lac
École de silence et miroir
Marcher seul
sans bruit
pénétrer cette jubilation paisible
entrer dans la transparence
Le lac offre aux bleus les couleurs de chacun de ses cailloux
effleure la rugosité du minéral
une risée cligne sa paupière
un frisson les efface un instant
Sous la baisse Druos
lovés dans leurs écrins d’ombre
quelques névés crissent sous le pas
ils tentent la soudure avec le prochain hiver
Bleu lac
rouge caillou
couleurs polies des courbes glaciaires
Baisse
frontière
ici les eaux coulent vers l’Adriatique
et sous le col
cet inévitable abri militaire
explosé par le temps
*
Les bras hissent le corps
les jambes le poussent
le cœur tient le rythme et ne rate aucun battement
pourvu qu’il tienne ainsi longtemps
tant de sommets m’attendent
ou plutôt non
faudrait pas se croire
aucun sommet ne m’attend
Ils s’en foutent les sommets
de ma chair et de ses étincelles
Je me transporte jusque là-haut par pur plaisir
Au sommet du Malinvern deux chamois me soufflent un clin d’œil distant
A toi de tenir l’endroit, semblent-ils me dire. Prends la relève. Que tout ce paysage ne demeure inutile mais qu’il flambe à ta joie. Qu’il s’infiltre en tes neurones et se grave en ta mémoire.
Le cairn sommital mince élancé
un défi aux vents
à la pesanteur
rive le Malinvern à la Terre
Je lui ajoute trois petits cailloux
puis je me laisse traverser par le paysage
absorber par l’arc Alpin
*
Sur la Voie Royale et sous le soleil trois bruits m’accompagnent
celui des cailloux
quelques mouches
quelques mots songeurs
et le vent dans mes oreilles
Par moments le chant des eaux libres emplit l’espace puis disparaît sous les pierres il réapparaît plus loin comme une source fraîche et s’en va bercer les massifs de rhododendrons
s’en va écumer sa gambade vers le lac
La route coule ses pierres
chemin dallé
pavé
murets enjambant le vide
Comment ne pas saluer en marchant ici la mémoire de ces hommes qui ont transformé leur vie en route
échangé leur temps contre celui du chemin
Le lac Claus infuse ses derniers névés
je m’y trempe
rapidement
le froid de l’eau délasse instantanément les jambes
les muscles
le corps emmagasine cette fraîcheur
comme une caresse interne
Le soir au refuge formuler à nouveau des mots me pèse et peu importe leur langue après la solitude et le silence parler devient un effort
Les ombres reviennent
elles éteignent les névés
s’accrochent aux anfractuosités des rochers
elles s’appuient sur eux pour dérouler leur obscur tapis
elles glissent les pentes
sûres d’elles-mêmes
le crépuscule et la nuit les suivent
*
Au lever du jour la mer de nuages monte de la plaine du Pô
et vient écumer la vallée
sous mes pieds
sous mes yeux
blanche et légère
ourlet d’écume et de silence
mousse embrasée
soleil rasant
Je vais entre blanc et bleu sur l’ancien chemin royal
Après la nuit les muscles tirent
la marche et le soleil les assouplissent
pas à pas
pour la prochaine ascension
Je poursuis mon imbrication dans le silence
et l’émerveillement
Marcher ainsi dans le cloître minéral permet d’arpenter les sentiers de la liturgie du jour
Certains pour cela s’immobilisent entre les briques de leurs monastères
d’autres dans l’incertain de leurs ermitages
je préfère l’action
la déambulation
l’espace et cette confrontation au réel de la terre
être en prise avec
et tout en traversant ses espaces me laisser traverser par son silence et ses souffles
ses bleus
sa vie
L’œil suit la pente le corps s’élève et l’esprit tourne en silence
offert à la beauté
au vent
juste affiné au silence
aux cascades
juste éparpillé aux mille feux flambants des pierriers
Le soleil chauffe
évapore les nuages
reflux de la mer
la terre réapparaît
fidèle
*
Vallon du Préfouns
Totalement minéral
névés sur cailloux
glace sous les pierriers
Je croise un chamois avec au cou une balise Argos
je jette un œil à mon écran téléphone
je suis ici hors de tout réseau
plus inconnu que le chamois
Femelles et cabris traversent le vallon
légers
bondissent
puis leur pelage les camoufle parmi les pierres
seul un caillou parfois les localise à l’oreille
falaises
dents
aiguilles
la montagne a été déchiquetée par la glace
morcelée
Sous le pas l’inévitable abri militaire squatté par les bouquetins
Sur ce col les eaux se partagent
vallée du Pô vallée du Var
un sourire et je pisse sur les deux versants
Le vallon au sud s’élargit en auge
un chapelet de lacs
le lac Nègre médite la course du soleil
le vert gagne
plus de douceur de ce côté
les chamois jouent cabrent cabriolent sur la neige
insouciance de vie ?
simple joie d’être ?
Venir ici et partager cet instant
cela me rend plus humain
plus terrien
plus
Je longe les lacs
parmi des blocs éclairés de rhododendrons
Sous les lacs j’entre dans les mélèzes cela repose les yeux les pieds le dos les ruisseaux parmi les orchidées
le sentier porte en douceur le dernier col
Je m’interroge sur cette douceur
Mélèze
*