MICHEL BUTOR
À propos de « Documentaires »
1) Pseudobiographie
Tous les écrivains sont inégaux, surtout les écrivains très abondants. Mais, pour Cendrars, pseudonyme de Frédéric Sauser, j’ai l’impression que les choses vont plus loin, ce qui est lié à un certain nombre de problèmes dans la structure de la personnalité psychologique et littéraire de Cendrars.
Pour mieux poser ces questions, je suis amené à rappeler un des épisodes les plus romanesques et les plus connus des études cendrarsiennes. Cendrars, après la guerre de 1914, publie un recueil de poèmes intitulé « Kodak ». Lors de la réédition de ce recueil, la maison Kodak ayant fait un procès, le livre change de titre et s’appelle « Documentaires ». C’est de cette façon qu’on le connaît aujourd’hui. Lors de cette republication Cendrars ajoute une préface :
« Au moment de mettre sous presse le présent volume, nous recevons des éditions Stock une lettre dont nous extrayons le passage suivant : « Paris, le 25 mars 1943... »
Suit la lettre à propos de l’interdiction frappant le titre « Kodak ». Cendrars commente :
« À la réception de cette lettre j’avais bien pensé débaptiser mes poèmes et intituler « Kodak » par exemple « Pathé-baby », mais j’ai craint que la puissante « Kodak and Co Ltd » au capital de je ne sais combien de millions de dollars, m’accuse cette fois-ci de concurrence déloyale. Pauvres poètes, travaillons ! Qu’importe un titre. La poésie n’est pas dans un titre mais dans un fait, et comme en fait ces poèmes que j’ai conçus comme des photographies verbales, forment un documentaire, je les intitulerai dorénavant « Documentaires ». Leur ancien sous-titre. C’est peut-être aujourd’hui un genre nouveau. »
Je rappelle cette préface à cause de sa date. En effet, c’est très peu après, que, dans « l’Homme foudroyé », Cendrars va déclarer qu’un de ses livres de poèmes est en réalité un découpage dans les oeuvres d’un romancier populaire qu’il admire, Gustave Lerouge :
« Et bien, bien des années plus tard, alors qu’en toute candeur le polygraphe vieillissant qui toute sa vie durant avait été à la traîne de l’école symboliste et comme tenu e marge du « Mercure de France », voyait son ambition ses réaliser d’être enfin pris au sérieux et d’entrer de plain-pied dans la littérature ( la littérature avec un grand « L », ce rêve de tous les feuilletonistes et de milliers et de milliers de journalistes !) les « Nouvelles littéraires » lui ouvrant ses colonnes en première page (tout comme à Paul Léautaud), j’eus la cruauté d’apporter à Lerouge un volume de poèmes et de lui faire constater de visu en les lui faisant lire, une vingtaine de poèmes originaux que j’avais taillés à coups de ciseaux dans l’un de ses ouvrages en prose et que j’avais publiés sous mon nom ! C’était du culot. Mais j’avais dû avoir recours à ce subterfuge qui touchait à l’indélicatesse – et au risque de perdre son amitié – pour lui faire admettre, malgré et contre tout ce qu’il pouvait avancer en s’en défendant, que lui aussi, était poète, sinon cet entêté n’en eût jamais convenu.
Avis aux chercheurs et curieux ! Pour l’instant je ne puis en dire davantage pour ne pas faire école et à cause de l’éditeur qui serait mortifié d’apprendre avoir publié à son insu ma supercherie poétique.)
Cependant que je riais, j’entraînais l’ami Lerouge boire « mes » droits d’auteur chez Francis, place de l’Alma, près de chez moi, chacun un magnum de champagne, du bon.
Mais durant toute la soirée Lerouge resta rêveur.
C’était bien son tour !
Je l’avais sacré poète, lui, le timide handicapé.
Il n’en revenait pas. »
Ce passage, lors de sa parution, n’a eu aucun écho. C’est seulement quelques années plus tard que Francis Lacassin qui s’intéressait déjà depuis longtemps, comme spécialiste du roman populaire, à l’oeuvre de Gustave Lerouge, qu’il avait retrouvée en partie, décide de chercher exactement à quoi il est fait allusion ici. Si ce texte de « l’Homme foudroyé » n’a pas attiré l’attention à l’époque, c’est que cet ouvrage est caractéristique des grands textes tardifs de Cendrars que l’on peut appeler « pseudobiographiques ».
Il y a en effet chez lui un développement remarquable de la pseudonymie.
Bien des écrivains ont travaillé sous pseudonyme ; certains les ont multipliés. D’ailleurs on peut dire que dès qu’il y a écriture de roman, il y a pseudonymie, puisqu’il y a des narrateurs qui vont parfois se superposer les uns aux autres. Mais, dans la plupart des cas, le pseudonyme reste suffisamment simple, se tient à sa place, même dans des cas de pseudonymie multiple comme chez Kierkegaard ou Pessoa.
Dans certains cas, des biographies sont données à ces pseudonymes. Chez Cendrars le pseudonyme se développe en une pseudo-biographie. Et tout le côté mythomanie ou mystification doit être compris à l’intérieur de cette dimension.
Cette pseudo-biographie se développe de plus en plus à partir du moment où la main est coupée. Cette coupure va être vécue comme celle entre le personnage d’état-civil et le pseudonyme. C’est cette différence qui explique en grande partie l’inégalité de la production littéraire de Cendrars. Il n’arrive pas toujours à être à la hauteur de son propre personnage et de la biographie qu’il lui attribue, toujours liée d’ailleurs à la biographie civile de toutes sortes de façons.
Dans la tétralogie pseudo-biographique à la fin de l’oeuvre de Cendrars , il y a de nombreux moments d’admirable invraisemblance. Que l’on pense, par exemple, dans « l’Homme foudroyé », à la merveilleuse description de la propriété de banlieue qui appartient à Paquita, la gitane mexicaine. C’est un texte d’une poésie étonnante, avec tous ces pavillons, dont celui qui est donné à cendrars pour qu’il puisse écrire. Dans un tel contexte, ce qu’il dit est toujours reçu comme en grande partie fictif. D’ailleurs les gens qui connaissaient l’ouvre de Lerouge à l’époque ne se doutaient pas des liaisons qu’il avait pu avoir avec Cendrars.
Messages
1. Du pseudonyme à l’anonyme , 5 octobre 2020, 08:36, par ALOCCO Marcel
Je ne connaissais pas ce texte. Je me suis amusé à le lire, amusé surtout parce qu’il a pour moi une actualité :Viens de paraître sous le titre « Au présent dans le texte & cinq Rhapsodies » 570 pages de mes écrits de 1960 à 2001, édité par « Enseigne des Oudin ». En relisant au hasard quelques pages, j’ai retrouvé des fragments repris dans d’autres textes publiés jadis, - ce que j’ai toujours fait depuis « au présent dans le texte » paru en 1969 chez JP Oswald… Mais ce qui m’a amusé, en lisant Michel Butor, c’est que j’ai pratiqué cet (auto)-plagiat en sens inverse : dans la présente édition j’ai retrouvé des poèmes parus en revues ou recueils, mais repris en prose, modifiés surtout seulement par la présence d’une ponctuation. Le contexte en change cependant parfois le sens !