RAPHAEL MONTICELLI
Éléments en vue d’une conférence à l’école d’art de Luminy en 1988
Je sais depuis que je cherche d’abord dans l’art cette émotion, cette inquiétude, cette brutalité, cette découverte, qui n’est d’ailleurs pas forcément liée à la nouveauté, je ne m’intéresse somme toute qu’à ce qui me laisse sans voix, qu’à ce qui me désigne comme aveugle, comme le déficient, l’incomplet... Curieux renversement des choses... Ce n’est pas l’art qui disparaît du fait du regard qui se pose sur lui, c’est lui qui fait le trou dans le regard, c’est lui dont la présence fait se dissoudre la banalité du regard... Dans notre métaphore mythologique l’oeuvre n’était pas Eurydice mais Orphée qui n’a pas su attendre de sortir de l’ombre.
A vrai dire lorsqu’on pratique un peu, comme je le fais, le texte sur l’art, les artistes semblent toujours attendre d’une rencontre, d’une visite d’atelier, des propos immédiats et définitifs, en tout cas au moins brillants, et traduisant en mots le sentiment qu’ils éprouvent eux-mêmes face à leur travail. Peut-être ai-je tort de dévoiler mes batteries. Mais c’est sans doute lorsque l’artiste est le plus content de sa rencontre avec moi, que je suis, moi, le plus déçu de ma rencontre avec lui, tout simplement parce que ce qu’il attend que je dise, si je peux le dire, nie du même coup la nécessité de son faire... Et que de travaux encore dont on a l’impression qu’on pourrait en parler fort bien sans même les avoir vus.
Un mot encore à ce propos. Il pourrait sembler qu’une oeuvre reste -en tout cas me reste- d’autant plus facilement en mémoire que j’ai pu plus facilement l’intégrer, donc la parler, la dire, l’inserrer dans un serré tissu verbal. C’est exactement l’inverse qui se produit. Seule me reste, et lancinante, et sans cesse revenant, et sans cesse m’inquiétant, et sans cesse posée là, l’oeuvre qui m’a d’abord laissé sans voix. Elle est une réalité inscrite dans mon regard j’en revois aisément les détails et jusqu’aux minimes blessures qu’elle a subies.