JEAN CLAUDE HUBI
Les villes de papier
Le flot pâle des maisons assiège l’abrupte falaise au sommet de laquelle ont été construits il y a vingt-cinq siècles les temples aux sculptures déliées qui sont le symbole même de l’occident.
Ici l’harmonie la plus exacte équilibre les forces et les pensées. De là-haut, sur l’entablement rocheux, à l’ombre de l’Acropole, on voit que la ville a coulé dans la vallée comme un fleuve qui s’étale. Au fond on distingue la montagne bleutée qui a servi de carrière ; à droite le Lycabette tapi sous les pins guette dans l’obscurité montante comme l’animal affamé aux yeux brillants dont il porte le nom. La ville se répand jusqu’au Pirée d’où l’on embarque chaque jour pour les îles parfumées aux petites églises blanches et aux rues en escalier bordées de roses trémières.
Dans une rue ombragée qui descend raide de l’Acropole, le bar des Dioscures a installé sur le trottoir, sous les platanes, de petites tables de jardin et des chaises blanches ; une buée s’élève du verre de chocolat glacé où une jeune femme a presque plongé son nez. Un semis de coques de pistaches craque sous le pied des passants.
Fuyant la place Syntagma accablée d’interminables travaux, envahie de fumées brûlantes, embarrassée de voitures, de bus et de tramways cahotants, on entre dans le frais jardin du Parlement où l’on peut respirer enfin à l’ombre d’arbres immenses. Au bord d’une pièce d’eau ensoleillée des enfants jouent près d’un banc où repose, allongé de tout son long, un homme mal rasé à la chemise ouverte.
Dans Plaka les terrasses des restaurants envahissent les rues étroites ; un parfum léger d’ouzo plane sur les rues sinueuses où l’on propose des brochettes et de l’agneau dans toutes les langues du monde. Les boutiques de souvenirs croulent sous les bijoux en or approximatif, les églises orthodoxes de faïence naïve, les objets de cuir, les vives aquarelles et les vaporeux vêtements d’été.
Par les méandres de la populeuse et commerçante rue Adrianou on parvient à l’ancien Agora, jardin odorant semé de temples, d’escaliers, de vestibules, de colonnades, de lauriers-roses. De l’autre côté de la rue, les boutiquiers à l’épaisse moustache noire jouent aux échecs à la porte de leurs échoppes.
La ville est rythmée de noms qui ont fondé notre pensée et notre compréhension du monde : Dionysos, Dédale, Apollon, Nicomède, Socrate, Périclès, Christ... Quelque part entre ces rues tortes et chaudes, quelque part à l’ombre des cyprès élancés, quelque part entre les ruines et les jardins, quelque part sous les bougainvillées éclatants de Kolonaki gît le secret ultime dont la Grèce est évidemment dépositaire.