RAPHAËL MONTICELLI
Cette monographie sur Marcel Alocco est parue en 1979 aux éditions Charles le Bouil, collection NDLR.
CONFLITS PRODUCTIFS
Il convient enfin de revenir sur cette opposition entre dit et peint, entre dire et faire, en ce qu’elle renvoie à son tour à une opposition entre pratique et théorie par quoi Alocco s’inscrivait doublement dans le débat sur la peinture de la fin des années soixante et annonçait bon nombre des questions des années soixante-dix. Son travail était explicitement sous-tendu par les théories de la linguistique, de l’information et de l’art conceptuel.
Théorie conceptuelle : il présentait le travail des peintres comme trace d’un cheminement :
L’objEt qui sort dES mains de l’arTistE matérialise une étape mentale atTeinte ; si bien que reGarder est aujourd’hUi une activité créatricE, que l’oBjet, pâlE négatiF d’un éVénement plus abstrait, reSte inerte ; mais le regArd baVarde (... L’artiste est LE pEtit pouCet dont il faut savoir si les oEuvres seront des mieTtes de pain disparuES aux premiers couPs de bec ou des Cailloux blaNcs dans l’hiStoire d’Une intelligence, les témOignages péRens d’’obstAcles aBaTtUs daNSs l’hiStoirE de la pensEe.
(in catalogue la Cédille qui sourit
Ben Polymorphe, 11-1965).
Théorie linguistique : il comprenait le tableau comme message dont
les signes étaient les formes, et le code leurs combinaisons :
(...) Recherche d’une gamme de significations élémentaires, il s’agit d’aboutir à un ensemble de signifiants fondamentaux abstraits, à la fois précis et ambivalents capables de rendre compte de tout événement mental (ou affectif) à transmettre ou à proposer.
(in “IN-SCRIPTION D’UN
ITINERAIRE”’, p.3)
Théorie de l’information : il pensait la répétition par empreintes et l’effacement de la forme par déperdition de pigments comme illustration de la perte de signification (en fait d’information) et parlait de brouillage de signifiants :
2.- Travail sur la diffusion d’un signifiant :
a) par répétition : détérioration d’un signifiant
b) par diffusion simultanée de deux signifiants ou plus : interférences.
c) par diffusion d’un champ uniformément occupé : brouillage des signifiants.
(IN-SCRIPTION, p. 4).
La répétition d’un signal provoque une naissance qui surgit ENTRE le signal et le signal réponse (détérioré, usé par la transmission...)
(IN-SCRIPTION, p. 7).
Les œuvres depuis l’idéogrammaire sont ainsi traces d’un conflit (plus pensé comme rapport que comme conflit par Alocco) entre une activité plastique dont la langue, le verbal, le sémantisable, seraient la plastique échappant au seul sémantisable, conflit qui renvoie à l’opposition entre des théories extérieures à la peinture et une théorie implicite ou peu affirmée, naissant de la pratique même. C’est bien là ce que soutenait en 1971, Catherine Millet, dans sa préface à INSCRIPTION D’UN ITINERAIRE quand, d’une part, elle affirmait, en ouverture de son texte :
L’une des illusions majeures de l’œuvre d’art traditionnelle est de prétendre à la fonction de langage.
et que, d’autre part, elle ajoutait :
La méthode selon laquelle Alocco envisage la transmission d’un message met en évidence que son travail ne vise qu’à une analyse de cette transmission. Le signe est utilisé systématiquement au cours de diverses mises en situation (ce qu’Alocco appelle “répétition” ‘‘interférences’’ ‘‘brouillage
des signifiants’” (...)
L’action d’Alocco concerne donc autant la peinture que l’objet utilisé comme moyen d’expression. Non restrictif ce champ d’action englobe également l’inévitable étape linguistique
(IN-SCRIPTION p. 1-2)
On ne s’essaie pas impunément à la pratique de la peinture, du moins quand on fait preuve de quelque cohérence, quand on n’hésite pas à en tirer les enseignements et à s’en laisser transformer. D’autres ont voulu traiter plastiquement leurs problèmes d’écriture qui se sont retrouvés peintres. Dans le cas d’Alocco, la période durant laquelle le glissement d’une problématique à l’autre s’est opéré est d’autant plus importante que ses exigences théoriques étaient plus fortes, qu’elles s’inscrivaient dans une époque de vaste remise en cause de la peinture, de réflexion sur ses rapports avec la langue. En ce sens, s’il y a, dans les années 1965-1971, chez Alocco, glissement de problématique, il y a, en même temps, apport original dans la façon de poser la question du sens dans la peinture : le glissement n’a pas été oubli.
Les procédures plastiques qui se sont développées jusqu’en 1971 demeureront comme acquis pour la période actuelle, non comme procédés auto-suffisants, mais en ce qu’elles sont déterminées par la question du sens, et qu’à leur tour, elles vont déterminer, au sens que prend l’œuvre, un rapport nouveau.