RAPHAËL MONTICELLI
Ce texte doit dater de 1999. Je viens de le retrouver dans mes archives, ça me permet de compléter cette rubrique consacrée à Leonardo Rosa.
Le désir de faire avec Leonardo Rosa ce que l’on a pris l’habitude d’appeler une « oeuvre croisée » m’est venu dès le début de ma rencontre avec son oeuvre ; plus précisément dès que j’ai reconnu dans son travail ce sourd tragique, avec lequel je me sens toujours en fraternité, et qui s’exprime chez lui par l’emploi de matériaux de récupération comme les papiers d’emballage, et de ces déchets les plus chargés de souffrance et de temps que sont les cendres.
On sait que dans le cas d’une « oeuvre croisée », le problème de l’artiste n’est pas d’illustrer un texte, pas plus que le poète ne cherche simplement à écrire sur une oeuvre. Il s’agit d’une démarche commune dans laquelle chacun accepte de voir se modifier ses habitudes ou ses intentions esthétiques en raison de la coopération. J’ai dit « accepte de voir se modifier », j’aurais dû dire « cherche à modifier ».
L’occasion de réaliser cette oeuvre nous a été donnée par la commande à vrai dire inattendue de Egidio Fiorin, le responsable des éditions Colophon. La commande était très précise puisque l’éditeur attendait que nous traitions ensemble du thème des quatre éléments.
C’est la raison pour laquelle j’ai proposé à Leonardo de donner à notre travail le titre de FATA, en prenant l’initiale des quatre éléments Feu, Eau, Terre et Air, en langues italienne ou latine. FATA a alors dans cette langue le sens de Fée. En latin, langue d’origine aussi bien de l’italien que du français, fata, pluriel de fatum, signifie « destins ».
J’ai pour habitude, lorsque je dois rencontrer un artiste en vue d’un travail commun, d’imaginer quelques pistes d’écriture en fonction de ce que je sais de son travail et de ce que je cherche à en apprendre. De son côté Leonardo Rosa avait préparé notre première séance de travail par des propositions plastiques qui prenaient en compte à la fois le sens de la commande de Fiorin, et les quelques discussions que nous avions eues à propos de son travail.
En ce qui me concerne, j’étais très excité par l’idée de travailler sur les quatre éléments en partant de leur réalité physico-chimique comme il me semblait que la démarche d’ensemble de Leonardo Rosa pouvait me le permettre.
Les premiers essais de Leonardo m’ont complètement pris de court. Ce qu’il avait mis en oeuvre pour répondre à la demande participait toujours de l’économie d’ensemble de son travail, notamment en raison de l’utilisation de matériaux récupérés, mais ça en élargissait singulièrement le champ d’investigation.
Il était évident que l’image du feu continuait à être associée aux travaux antérieurs de cendres, mais à son choix habituel de cendres récupérés dans des foyers divers (et triées et classées par type, couleurs, granulosité) il avait ajouté des cendres provenant de feux d’herbes fraîches, dont la combustion est moins parfaite, qui reste plus proches de l’objet brûlé, c’est à dire, peut-être, plus proche de la brûlure que de la consumation et plus aptes, du même coup, à rendre l’idée de feu. On sait que plus un bois est dense et sec plus ses cendres sont fines et réduites, plus aussi il est aisé de les utiliser comme pigment, et de les unir à un liant.
Ces cendres d’herbe ont posé à Leonardo de nombreux problèmes techniques de traitement, de liaison et de stabilisation sur le support.
L’image de l’eau reprenait, dans ses essais, son travail sur ces papiers bleu-violet qui servent à emballer fruits et légumes. Je ne crois pas que cela procède d’une équation du type : Bleu=Eau. Il y a, dans le travail antérieur de Rosa, une équivalence plus forte du type : Bleu=Espace. Cette équivalence est sans doute l’élément le plus prégnant de la symbolique du bleu, au moins dans notre civilisation. Ce qui est intéressant dans les travaux antérieurs c’est que le bleu (les déchets de papier d’emballage bleu) intervient sur des surfaces plastiques (des tableaux pigmentés à la cendre) la plupart du temps intégrées dans l’oeuvre par une zone de transition plus sombre traitée au charbon de bois.
Cette inclusion du bleu produit notamment un effet de rupture et de profondeur qui suggère ainsi doublement l’idée d’espace voire d’immensité. Il est remarquable que cette suggestion soit tirée justement du papier d’emballage récupéré, comme si l’effet produit était à l’inverse du matériau employé. Dans cet ordre d’idées, le bleu renvoyait à l’idée de l’eau dans le travail de Rosa pour Fata, comme il le fait dans la nature où le « bleu » de la mer renvoie à celui de l’espace dont il est le reflet.
Les travaux de terre et d’air ouvraient des pistes tout à fait inédites dans le travail de Rosa. Les premiers par l’emploi de terre comme pigment, et par le fait que, sur le papier marqué de terre, l’artiste collait des fragments de papier colorés de la même façon et construisant des suggestions de plans, ou de ruines.
Les travaux d’air, quant à eux, opéraient la rupture la plus nette par rapport au travail antérieur parce que c’est le support lui même qui était porteur de sens. Le papier employé, proche des japons les plus légers, est récupéré des sachets de thé ; à la légèreté du filtre, s’ajoute la coloration que permet le thé qui infuse... Sur ce fond l’artiste inscrit des traces très rares et très discrètes.
Toute cette matériologie à la fois très précaire et très forte a mis en doute mon projet initial d’écriture ou du moins mes premières simulations... Il est clair, par exemple, qu’on ne peut regarder une oeuvre tirée des sachets de thé pour figurer l’idée de l’air, sans que viennent en mémoire des images d’orient, et de l’orient ce que nous devons et aux papiers de chine et de japon, et aux si rapides traces qu’ils portent pour figurer la suggestion d’un monde en suspension... Mais comment échapper au poids de la littérature française lorsqu’un artiste se sert du thé pour évoquer un monde ? Et comment dès lors écrire un texte sur les constituants chimiques de l’air -à la recherche de la poésie des constituants- quand l’artiste vous suggère qu’écrire sur l’air c’est écrire sur le monde qu’évoque les rêves contenus dans les déchets d’un sachet de thé ?