RAPHAEL MONTICELLI
QUESTION DE FORMAT
Ce texte accompagne 8 estampes d’Alain Lestié. Il a été publié dans la monographie que lui a consacrée La Diane française ed. Nice, collection L’Art au carré, 2015
LE RECOURS AU NOIR
Le plus radical des choix de Lestié est d’avoir abandonné les couleurs pour ne s’en tenir qu’au noir. Il faudrait ajouter « et au blanc »... À cela près que le noir est ce que l’artiste ajoute, alors que le blanc est la couleur même du papier soit que l’artiste ne l’ait pas traité, le blanc est alors une réserve, soit qu’il l’ait enlevé du noir, le blanc est alors un retrait.
Depuis les années 90, les œuvres de Lestié apparaissent donc toujours comme des modulations, des symphonies de noir.
Cette décision porte en elle toutes les contradictions -et toute la dynamique- du « système Lestié ».
Tout d’abord parce que le noir est un choix plastique, un choix de peintre qui a décidé de supprimer tout superflu et qui considère que, dans sa problématique, les variations colorées sont superflues. Elles détournent l’attention de l’objectif principal. Leur poids est tel qu’elles rendent impossible le travail de mise à distance, de critique, de déroute que Lestié a choisi. Même à l’époque où il peignait sur toile et employait des couleurs, il précisait : « comme mes tableaux sont chargés de sens, je préfère éteindre les couleurs ». La formule, toute simple et évidente, nous dit tout : le noir radicalise cette extinction des couleurs.
Le choix du noir et l’attention aux images ont sans doute dicté chez Lestié l’abandon de la peinture, le passage au dessin et au support papier. En même temps, plastiquement, le noir, l’usage du crayon et du papier permettent de multiples et intenses développements esthétiques : variétés des modes de marquage, du trait au recouvrement, modulation des gris, estompages, blanc résultant de la réserve ou du gommage. En outre, le noir et blanc n’empêche en rien la restitution des couleurs... Chez tout spectateur qui voit un dessin ou une photographie en noir et blanc, jouent, comme en sourdine, les référents colorés : ainsi, employer le noir permet, une fois de plus, d’interroger les représentations du spectateur, de questionner son regard.
Car le noir est chargé de toutes sortes de significations, culturelles, symboliques, idéologiques, plastiques... Face au noir, la machine à fabriquer des stéréotypes se met immédiatement en marche. Terrible donc parce que, d’emblée, cette œuvre au noir, chargée de connotations, engage le spectateur dans un chaos de références où se mêlent les souvenirs de l’alchimie, la pauvre poésie de la nuit, un romantisme de bazar, le climat des heures funèbres, l’écho de tous les errements, les tonalités de la mélancolie...
Terrible et risqué donc, le recours exclusif au dessin au crayon noir... Mais une fois de plus particulièrement adapté au projet de l’artiste : l’économie des moyens conduit à exacerber les contradictions entre ce qu’il donne à voir et les habitudes visuelles du spectateur. Dans cette perspective, la gravure sur bois radicalise encore davantage le propos : elle interdit l’estompe en réduisant la gamme aux seuls blanc et noir, et le blanc résulte forcément d’une perte, d’un retrait du bois.