RAPHAEL MONTICELLI
QUESTION DE FORMAT
Ce texte accompagne 8 estampes d’Alain Lestié. Il a été publié dans la monographie que lui a consacrée La Diane française ed. Nice, collection L’Art au carré, 2015
ALAIN LESTIÉ
UN ART DE LA DÉROUTE
QUESTION DE FORMAT
Les gravures qui illustrent la monographie publiée par la Diane française et qui apparaissent tout le long de cet article ont toutes le même format... Cette remarque n’est pas anodine : si le format du papier sur lequel s’inscrit la gravure sur bois est forcément à la taille du livre, il n’est pas obligatoire pour l’artiste d’y réaliser des gravures bord à bord. Rien ne l’empêche d’occuper différemment l’espace qui lui est imposé et de proposer des œuvres de différents formats. C’est bien par choix délibéré qu’Alain Lestié a décidé de s’en tenir à un format unique et de traiter la totalité de la surface. Il est donc légitime d’en faire la remarque, intéressant de se demander à quoi renvoie ce choix et de s’interroger sur la façon dont ce peintre se sert des formats.
L’oeuvre de Lestié se divise en deux grandes périodes : la première, jusqu’en 1993, présente des travaux de peinture sur toile. Dans la deuxième période, le peintre délaisse la toile, la peinture et la couleur, ne travaille plus que sur papier et ne se sert plus que du crayon. Toujours le même type de crayon, toujours le même type de papier, du même fabricant, de même grammage, dans un nombre très limité de formats, le plus fréquents étant de 80cm sur 40cm.
Cette attention aux formats, et à leur simplification est importante dans le travail de l’artiste : durant la période des peintures sur toile, il se servait déjà majoritairement d’un même format, un marine de 130x80...
Il faut noter au passage que si les peintures apparaissaient dans des formats standard, le format utilisé pour le dessin ne figure dans aucun catalogue commercial : Lestié le constitue par collage.
Cette attention au format et ce choix délibéré que fait le peintre, ne sont pas des phénomènes annexes. C’est le choix d’une surface, la décision d’accepter ou non la diversité des formats proposés par le commerce, la volonté de mettre le format en adéquation avec un projet artistique.
Les formats standards du commerce balisent notre vision du monde et en définissent en grande partie la représentation. Répartis en Figures, Marines et Paysages, ils fonctionnent comme de véritables pré-figurations et sont ainsi, avant même que le peintre les emploie, des symboles de l’espace physique que nous habitons, dans lequel nous nous déplaçons et disposons nos objets... S’appesantir sur le format, c’est réfléchir à la façon dont nous figurons, représentons, symbolisons l’espace de nos vies. Entrer dans le format, c’est entrer dans un espace particulier constitué pour accueillir, retenir et transmettre nos symboles et nos signes, nos images, nos traces, nos écritures... Toucher à ces espaces, c’est toucher aux espaces des symboles et des signes. Quand le monde dans lequel nous vivons, l’espace où nous nous déplaçons, connaît des perturbations, quand l’organisation même du monde est vacillante, nous en retrouvons la traces dans les espaces du symbole et du sens... Et si le monde semble se déchirer et s’émietter sous nos yeux, nous déchirons et émiettons ces espaces qui ne sont plus capables de le représenter, pour construire ceux qui le représenteront.
L’art moderne et contemporain nous offre des multitudes d’exemples de cette mise en cause des formats, du tableau, de nos modes de représentation et de symbolisation : les artistes se donnent des format nouveaux en prenant, leur propre corps, ou l’amplitude de leurs gestes comme étalon de mesure, ou les immenses murs des usines transformées en ateliers, ou l’espace même d’une architecture ou d’une ville. Ils découpent, déchirent, fragmentent, brûlent, émiettent, recollent, cousent, élargissent les formats, sortent de la toile, s’interrogent ainsi sur l’espace où nous vivons... On aura mis des noms d’artistes ou de mouvements sur chacune de ces pratiques, de Stella et Jasper Johns à Viallat, d’Arden Quin à Miguel, Charvolen ou Alocco...
Lestié se pose le même problème : il ne prend pas le format comme une évidence, il ne lui reconnaît pas de pertinence propre pour rendre compte de notre rapport à l’espace ou le symboliser. Mais, à l’évidence, il ne l’attaque pas de façon spectaculaire : il en respecte la traditionnelle orthogonalité et semble en avoir un usage traditionnel. Le spectateur croit alors se trouver en terrain connu et il doit y regarder à deux fois avant de se rendre compte que l’artiste a construit son format, qu’il lui a donné des proportions très inhabituelles, que, par exemple, il rompt avec le mythe du nombre d’or qui détermine la plupart de nos formats commerciaux les plus employés...
Comme tous les peintres contemporains, Lestié est sensible au divorce qui s’est installé entre notre vie et les moyens de la représenter. Mais, contrairement à la plupart d’entre eux, il décide de traiter le format sans le détruire pratiquement et sans proclamer cette destruction : il l’installe dans ce que nous en savons, nous laisse le reconnaître comme tel, et nous prend comme par la main pour nous faire sortir de cette route connue.