RAPHAËL MONTICELLI
Troisième partie : le second marché
Entrons maintenant dans le second marché, celui de la revente, plus spécifique aux objets du patrimoine, des collections et de l’art. À ce niveau, la part des individus isolés diminue violemment. L’essentiel du second marche, ce sont les ventes publiques. Leur nombre, les œuvres qui y circulent, les prix qu’elles atteignent, les acheteurs, tout y est bien mieux connu que dans le premier marché. C’est sur ce second marché que se font les statistiques de la circulation, de la valeurs, des tendances. C’est en partie dans ce second marché, au fonctionnement analogue àcelui de la bourse, que s’est forgée la mauvaise réputation du marché de l’art.
Il en est du second marché comme du premier : multiple, divers, obéissant à toutes sortes de modes de fonctionnement, plus ou moins soumis à des règles plus ou moins contraignantes. Ce que je retiendrai, pour le propos de ce soir, c’est que le second marché reprend et aggrave les problèmes que nous avons évoqués dans le premier. Parfois jusqu’à la caricature. Il ne se limite pas aux seules enchères, mais ce sont Les enchères que j’évoquerai. Dans un premier temps, il faut dire que, dans ce système de revente, par définition, l’artiste n’est pas personnellement impliqué puisque son œuvre est réputée avoir déjà été vendue une première fois. Mais nous verrons qu’il faudra nuancer.
Je passe sur les ventes marginales, la plupart du temps caritatives. Elles ne servent jamais les artistes, ni leurs œuvres, n’influent jamais positivement sur la valeur des œuvres. Elles rapportent un minimum d’argent aux associations qui les organisent, n’ont aucune influence sur le marché. Je les tiens pour de mauvaises bonnes actions, mais c’est un autre débat.
C’est dans les ventes publiques que se forge la cote d’un artiste. Vous l’aurez compris indépendamment de lui et sans que rien ne lui revienne de la vente, même si elle assoit sa notoriété. Un ou plusieurs collectionneurs souhaitent vendre tout ou partie de leur collection et s’adressent à une société de vente ; ça passe par des commissaires priseurs, les œuvres, qui font l’objet d’une estimation préalable, sont vendues au plus offrant. On connaît par la presse et les pipoles les plus grandes de ces maisons de vente, qui du reste ne s’occupent pas que d’art, ce sont Christie’s, Sothebys et autre Drouot. Mais il en est beaucoup d’autres. Les enchères ont du reste leurs sites sur Internet. Et on peut suivre au jour le jour les ventes et les évolutions de la valeur des œuvres.
Le premier effet pervers du second marché, c’est que c’est par lui que passe massivement l’image que l’on se fait de l’art. C’est lui aussi qui construit les valeurs et références de l’art en confondant valeur artistique et valeur financière. Or la valeur financière d’une œuvre se construit sur des mécanismes d’abord financiers et pour des motifs et objectifs financiers qui sont indépendants du contenu artistique d’une œuvre. Une œuvre, qu’elle soit artistiquement valide ou non, peut atteindre une haute valeur financière. L’histoire du marché de l’art de ces 150 dernières années en est pleine d’exemples.
Voyons maintenant comment se construit la valeur financière d’une œuvre et comment cette construction peut donner lieu à des pratiques malhonnête et peut avoir des effets pervers sur la situation de l’art et sur les relations, rappelez vous, entre des objets qui répondent à des besoins, et une population qui a besoin de ces objets. Comment, le second marché parachève l’entreprise de mal être et mal vivre des artistes et de dépossession de la population.
Mettre une œuvre en vente obéit en fait à plusieurs impératifs quand il ne s’agit pas de vente forcée par les aléas de la vie : réaliser une plus value sur l’œuvre que l’on vend, faire augmenter la valeur des œuvres que l’on possède, celle du même artiste, celle de la collection, voire se valoriser comme amateur d’art. On voit comment ça peut être aussi la valorisation d’œuvres que l’on a en stock à la vente si l’on est marchand et même, fait nouveau, des œuvres que l’on produit si l’on est artiste. Le second marché fonctionne ainsi comme une évaluation objective de la qualité d’un artiste.
Des quantités de manœuvres sont ainsi à l’œuvre à l’occasion d’une vente. Tel marchand, par exemple, peut « soutenir » la cote de ses artistes par exemple en achetant les œuvres qui se présentent ne serait ce que pour valoriser les œuvres dont il dispose. La chose parfaitement compréhensible peut devenir illicite lorsqu’un marchand met en vente des œuvres de son stock et les fait racheter às on profit par des hommes de paille.
Une autre technique consiste, lors d’une succession, à mettre aux enchères un atelier d’artiste disparu, se rendre acquéreur du stock à bas prix pour organiser ensuite par ventes et reventes la valorisation de la totalité du stock.
Dernière technique en date, la vente publique organisée par l’artiste lui-même de ses propres œuvres, à grand renfort de tapage médiatique et valse de pipoles et court-circuitant les réseaux habituels du marché de l’art.
C’est ainsi que l’on dessine peu à peu un paysage de l’art qui survalorise certains artistes, ceux dont les œuvres figurent dans les collections des opérateurs les plus fortunés. C’est ainsi aussi que le marché ferme la circulation de l’art en se focalisant sur un nombre réduit d’artistes. Disant quelles sont les œuvres qui ont et prennent de la valeur financière, il déterminent ce qui fait la valeur artistique, constituent des références et des modèles dont ils interdisent en même temps l’accès au plus grand nombre et dévalorisent en même temps les autres productions, en les disqualifiant financièrement.
Ajoutons que, dans bien des cas, face aux fluctuations de la bourse, la relative résistance des objets d’art, et, d’une façon générale des objets de luxe, peut constituer pour ces opérateurs une valeur refuge.