publié en mai 1997, dans le catalogue « Thierry Cauwet », éditions Al Dante
La première chose que j’ai comprise, ou admise, en regardant les oeuvres de Thierry Cauwet, c’est qu’il faisait art avec le tâtonnement de l’art. Chacun sait que la peinture n’est qu’illusoirement un art de la spontanéité et du surgissement immédiat. Les formes qu’elle nous présente, si pures, si naïves, si spontanées qu’elles paraissent, résultent toujours d’exercices, de recherches, d’essais... Lorsque la recherche se fait sur l’espace même du tableau, elle donne lieu à des hésitations, des rectifications, des masquages, des effacements, des surcharges.
On pourrait écrire une histoire de la peinture qui fût celle de ces repentirs : depuis les superpositions de l’art préhistorique dont on se demande si elles résultent de l’envahissement par le temps ou d’une composition délibérée et comme la préhistoire d’une perspective, à tous les jeux de la peinture actuelle qui recouvre, découvre, efface, attaque la couleur, déteint.
Il me vient en mémoire aussi des repentirs très subtils qui désignent ce qu’ils masquent, dans lesquels ce qui est effacé continue à agir sous ce qui l’efface et, d’une certaine façon , tout à la fois le dynamise visuellement, et renvoie à la dynamique d’un travail, en installant du temps dans une vision statique de l’espace. L’un des plus beaux exemples est celui de la grande oeuvre de « la guerre et la paix » de Picasso, conservée dans la chapelle du château-musée de Vallauris pour laquelle Picasso l’avait faite, et dans laquelle l’artiste construit au moins un double espace : celui que l’on voit et celui que l’on aperçoit et que l’on aurait pu voir.
Mais ce qui, à propos des repentirs, est le plus lourd dans la mémoire, c’est ce qui apparait dans l’étude, le dessin, la préparation. Il y a, dans les cartons de l’art, des objets, longtemps négligés, et qui sont pour moi les plus chargés d’émotion, ces carnets, ces études, dans lesquels on voit l’hésitation, l’incertitude, le retour, l’effacement, la reprise, le tâtonnement.
Cette émotion que j’éprouve, et que je partage sans aucun doute avec nombre de mes contemporains, je la retrouve dans l’intérêt pour la rature, les brouillons de l’écriture, la diversité des états des textes, et toute cette intense activité qui s’exerce autour d’une génétique des textes.
Car ce qui est en jeu dans le regard sur la rature ou le repentir, c’est l’idée d’une génétique de l’oeuvre. D’une génétique plus que d’une genèse : ce qui est en jeu, c’est l’idée que l’oeuvre est le résultat d’un processus et non d’une simple volonté créatrice.
J’irai un peu plus loin. Ce qui m’intéresse c’est moins l’idée de génétique que celle de construction. L’idée que l’oeuvre n’est pas le résultat d’un processus de type naturel -ce que suggère l’idée de génétique- mais d’une série d’opérations matérielles, très clairement identifiables, ce que l’on appelle, tout simplement, le travail.
Voilà pourquoi le statut du repentir dans l’art me paraît central : il renvoie la pratique de l’art à une durée, une histoire personnelle ou collective, au fait que la durée est celle de la mise en oeuvre d’opérations pratiques, à une pauvre et simple matérialité qui me parait d’autant plus chargée d’émotion que c’est à elle que nous devons tous les éblouissements de l’art. Elle est ainsi à mes yeux infiniment plus chargée d’émotion que toute la prétentieuse inspiration et le dialogue avec les dieux. Voilà pourquoi, ayant reconnu d’abord dans le travail de Thierry Cauwet une approche inédite du repentir dans la peinture contemporaine, j’ai voulu qu’il m’en apprenne plus.