Ce qui importe pour l’écrivain dans le travail d’un peintre, c’est sa digestibilité. Non qu’il soit digestible ou pas, mais comment, par quels processus il peut l’être, puisque l’estomac de l’écrivain est des plus solides et finira par assimiler. Il enveloppe son objet d’un réseau de phrases comme l’araignée d’un fil presque invisible ligote sa proie. L’apparence n’en change pas, c’est la substance qui en est sortie. Ici, pour l’œuvre, qu’elle en ait été extraite ne signifie pas qu’elle est ailleurs engloutie mais, au contraire, qu’elle est mise en exposition.
Il y a dans l’écriture tout le souci d’être de l’écrivain. L’œuvre plastique sera ce qu’elle peut, l’écriture prend son assise dans un dessein permanent, elle développe de l’inscrit, non du plastique. Autrement dit, Michel Butor n’oublie jamais qu’il est l’écrivain, et que le plasticien est producteur d’un objet destiné à l’exercice de la parole. Je l’écrivais avec une feinte légèreté, voici bien des années déjà : A la question "Pourquoi peins-tu ?" il faut répondre comme les enfants, parce que la phrase est pertinente,"Pour faire parler les curieux". Comme toute découverte, une hypothèse énoncée ouvre un champ de discussion, de mise en œuvre de la parole où la parole fait œuvre. Tous les parlers s’y heurtent, — sur la toile—, s’enlisent, dérapent, décrivent, décorent, enluminent, approfondissent, définissent et ouvrent l’œuvre ; mais la littérature, qui s’établit, se structure et fonctionne, est d’autonomie et de liberté devenue au bout du compte le mobile de l’exercice.
On espère l’œuvre objet assez dur pour que le texte nécessaire ne puisse jamais suffire à l’épuiser. Mais c’est là son problème, antérieur à l’écriture et qui lui est étrangère comme le saut du plongeur dans son déploiement l’est (étranger) au tremplin resté au point zéro du geste. L’œuvre doit être faite de conventions assez pour être lisible, d’autres choses suffisamment pour rester inépuisable par le parler et l’écrire, en un subtil équilibre que seul l’inconscient est capable d’apprécier. C’est d’être uniquement soutenue par la parole, ou bien entièrement de convention, qu’une œuvre un temps dominante se retrouve vide de sens pour la génération suivante.
Peu importe si l’œuvre un jour se révèle coque vide comme la carapace de l’insecte encore longtemps après suspendue dans un coin entoilé du grenier : Le "roman" lui survit. Le roman, lui, survit. Il est la légende (texte) d’un secret perdu, ou la légende d’un chef-d’œuvre que le vulgaire n’entend qu’à travers l’écho persistant d’une vie.
¨ Ronsard me célébrait du temps que j’étais belle ! ¨
Oui, Hélène. Nul ne saurait plus avoir désir de ce qui reste de toi, et cependant qui ne te désirerait, le temps de la lecture, ce temps bref où tu es présence à nous sonore,
" ...assise auprès de ta cousine
Belle comme une Aurore et toi comme un Soleil ,"
celle que dans nos cœurs le poète continue de chanter ?
La force de l’œuvre est d’être un objet qui suscite un discours varié mais unique en ce qu’il ne vaut que pour lui et par lui, que la parole anime mais n’épuise jamais. Soyons modestes, peintres mes frères, devant l’écrivain — et plus encore, avec lui, sachant qu’un jour tout œuvre va se clore — devant la langue qui, elle, ira encore, toujours autre, dans un jeu de subtils glissements vers l’infini des temps...
L’idée cependant que des tonnes de thèses s’abattent sur cette écriture, bientôt en elles diluée, m’effraie.