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LIVRE 1 : INTRUSIONS, XVII


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Et il parlait ainsi dans la grande salle
Troisième apparition de la figure du grand père, autres éléments d’autobiographie
Je suis incapable de commencer à parler (pensait Josué) sans que s’impose à ma mémoire ce vieil homme à qui je dois le goût des histoires. C’est lui qui m’a servi d’intermédiaire avec des millénaires de récits.
Je me souviens qu’il remuait des quantités de balivernes, qu’il se lançait dans d’énormes histoires à dormir debout qui ont duré le long des jours, des semaines, des années ; rien ne lui était étranger, des pairs de France à la conquête de l’Ethiopie, des Sarrasins de la légende aussi cornus qu’ils devaient le paraître à l’imagination populaire de l’an mil, au général Cadorna et à la moustache (i baffi !) du Négus ; c’était une seule histoire, dite comme d’un seul souffle, dans un seul discours qui embrassait tout son savoir et toutes ses illusions. Il m’a ainsi tenu en haleine des années durant au récit de ses aventures. Je me souviens surtout de quelques récits plus forts que les autres, parce que leur évocation était devenue incantatoire. C’était le cas, notamment, de ces voyages en Enfer qui s’ouvraient immanquablement par la phrase que Dante voit inscrite au linteau de la porte qui donne sur la Cité de Dite. Ainsi, au début de chacun de ces récits, il m’engageait, solennellement à quitter tout espoir. Evidemment, j’ai longtemps cru qu’il avait accompagné le poète dans son voyage.
L’autre personnage était Orlando. Il avait surtout retenu de l’Arioste qu’Orlando, étant furieux, devait être ivrogne. J’ai gardé ainsi le souvenir de quelques unes de se grandioses beuveries où le héros finissait par perdre la raison. Le héros, mais pas mon grand père -tête trop dure pour se laisser glisser dans la folie. Il semblait avoir connu tous les papes du plus incrédule au plus saint et le récit le présentait lui-même comme le bouffon d’une légion de Borgias ; à travers de complexes métempsycoses il se retrouvait parfois dans la peau d’un chien : il ponctuait alors sa narration par la phrase rituelle : "Moi, qui en ce temps là étais chien, j’étais couché sous la table et j’ai tout entendu." Comment dire ? Pouvais-je comprendre qu’au grand banquet de la parole, mon grand père, en somme, n’était pas convié, mais qu’avec la fidélité de la bête, il pouvait rendre compte de chaque mot, de chaque geste, de chacune des histoires ? J’ai retrouvé un jour dans une nouvelle de science fiction ce même type de personnage, dérisoirement indestructible : le caporal Cucchoo. Les innombrables rides de son cou étaient à mes yeux autant de cicatrices laissées par ses décapitations. Son auriculaire droit avait été broyé par une bétonnière : il gisait près du loup ou du boa au fond de la gueule desquels il avait plongé la main et qu’il avait retournés.

©Editions de l'Amourier, tous droits réservés

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