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MICHEL BUTOR

Comment écrire sur Jasper Johns, Chiffres

© Michel Butor

Aussi pour Jean-Michel Vecchiet

Publication en ligne : 22 juin 2009

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Artiste(s) : Jasper Johns , Vecchiet Ecrivain(s) : Butor (site)

J’ai parlé autrefois des mots dans la peinture,et j’ai évoqué à cet égard inévitablement JUBILE : une toile presque toute grise, mais on y lit quantité de noms de couleurs, mots jaillissants : "red", "yellow", "blue" (le fait qu’ils sont peints au pochoir les fait se détacher vers nous, tout en fusant vers le haut), si bien qu’elle devient de plus en plus colorée à mesure que je la regarde et lis. Je me mets d’ailleurs à percevoir toutes les subtiles nuances de couleurs qui habitent les différents gris.

Un peu plus loin on craint la guerre. Conférences de presse. Au pôle Sud le jour de six mois est terminé, c’est le début de la nuit. Les murs se couvrent de drapeaux.

GEORGIE, poinsettias, hibiscus, myrtes crêpés, bougainvilliers, huîtres, langoustines, crevettes, anémones de mer, la mer. On appelle les premiers habitants d’Ocmulgee les chasseurs errants ; VERMONT, tu t’endors ; KENTUCKY, la nuit des eaux.


Madame sort de chez son coiffeur. Une artiste coréenne du Sud pose un carré orange sur un fond noir. Quelque part un jeune musicien se confirme dans sa vocation. Tempête sur les armées. On y va.

Mais je n’ai pas encore abordé la question des chiffres en peinture, et l’oeuvre de Johns nous oblige à poser cette autre question. Trois points essentiels : d’abord le fait que nous sommes, et les Etats-Unis surtout, une civilisation des chiffres, que nous considérons absurdement que tout langage est réductible à celui de la monnaie, donc que tout objet peut être estampillé de son prix, dont nous considérons aujourd’hui qu’il monte naturellement ; c’est l’idéologie de la croissance.

Dans un autre continent on déclare la guerre. Défilés de cirque. Plus on s’éloigne du pôle Sud moins les jours augmentent. On entend à la radio des débats sur la situation dans l’autre hémisphère.

TENNESSEE, vous nous reprochez de les haïr, mais notre haine n’est rien à côté de celle qui monte dans le soir de leurs yeux noirs ; George Washington qui mourut le 14 décembre 1799 à Mount Vernon, Virginie, âgé de 67 ans ; une tache de jus de tomate sur le portrait de John Adams qui, le 4 juillet 1826, cinquantenaire exact de la Déclaration qu’il avait signée, mourut à Quincy, Massachusetts, âgé de 90 ans ; une tache d’encre sur le portrait de Thomas Jefferson qui réalisa le Louisiana Purchase, et sous la présidence de qui se joignit aux 16 étoiles précédentes : OHIO, à Cleveland les Polonais qui lisent Wiadomosci Godzienne, et qui lui aussi, le 4 juillet 1826, cinquantenaire exact de la Déclaration qu’il avait rédigée, mourut à Monticello, Virginie, âgé de 83 ans ; une tache de sauce à la menthe sur le portrait de James Madison sous la présidence de qui se joignirent aux 17 étoiles précédentes : INDIANA, souriez !

Un électricien tombe de son escabeau. Quelque part un jeune architecte connaît ses premiers succès. Neige sur les moissons. On rate.

Deuxièmement : les chiffres formant une suite fatale, le 3 se trouvant normalement après le 2, annonçant le 4 suivi du 5 et ainsi indéfiniment, ils vont permettre de composer et d’animer très fortement toute surface, plus encore que les lettres, même si celles-ci ont de tout autres vertus. Tout agencement de chiffres va prendre le regard au piège, ce que l’on trouve déjà dans les carrés magiques comme celui que l’on admire dans la MELANCOLIA de Dürer.

De l’autre côté des montagnes la guerre s’étend. Expositions internationales. A l’équateur les jours sont toujours égaux aux nuits. Le Soleil est dans le Bélier.

LOUISIANE, de quoi as-tu peur ? James Madison qui mourut le 28 juin 1826 à Montpelier, Virginie, âgé de 85 ans ; une tache de chocolat sur le portrait de James Monroe, sous la présidence de qui se joignirent aux 19 étoiles précédentes : ILLINOIS, l’exposition internationale de Chicago en 1893 ; MISSOURI, mon mari dort à côté de moi, il ne connaît pas mes rêves.

On voit à la télé des visages d’hommes politiques. Quelque part un cinéaste tombe malade. Grêle sur les ruines. On recommence.

Le deuxième élément dans l’ÉLEGIE A CHRISTOPHE COLOMB, c’est le pays dont il rêvait, celui qu’il a cru découvrir par une autre voie, celui pour lequel il a découvert un autre chemin, mais autrement que ce qu’il croyait, donc les grandes villes quasi fabuleuses de l’Extrême-Orient décrites par Marco Polo :

à la recherche non seulement de la lointaine île
de Cipango où miroitait l’or mais aussi
de la cité de Quinsai la plus populeuse
qui fût au monde où l’on pouvait
disait-on goûter tant de plaisirs
qu’on s’imaginait être au paradis...

C’était un peu cela New York pour mes camarades et moi, lorsque je découvrais l’Amérique en visitant l’atelier de Jasper Johns en son absence, et c’est un peu cela de nouveau aujourd’hui que Tokyo dans la lointaine île de Cipango.

De l’autre côté du fleuve la guerre se calme un peu. Explosions. Plus on approche du pôle Nord plus les jours augmentent. Quelque part meurt un acteur. Flammes sur les chantiers. On échoue.

Et c’est un peu cela aussi dans sa splendeur et sa misère que le troisième élément de ce texte, ce continent sur quoi Christophe Colomb a mis le pied sans s’en douter et sur lesquels ses successeurs vont déchaîner la guerre :

Alors au continent de la stupéfaction
il y avait une ville dite Tenochtitlan ou Mexico
construite sur des canaux autour d’un rocher
où un aigle tenant dans son bec un serpent
s’était posé sur un cactus et déjà derrière
l’horizon du temps couvaient des déportations
des cathédrales des épidémies
des gratte-ciels et des catastrophes

Troisièmement : quand un peintre a pris la peine de nous montrer de tant de façons des chiffres, on doit poursuivre son regard dans les livres où l’on parle de lui et où l’on a besoin de signes de ce genre. Par conséquent, j’ai là une réponse élégante à la question de la composition de ce livre même. Comme il est conçu en deux tomes, l’un avec le texte et l’autre avec les planches, il m’est facile de répondre aux textes-légendes inévitablement mêlés aux planches dans le second, par des images-chiffres insérées en toute justice dans le premier au début de chacune des 12 sections de mon texte. Les manuscrits anciens nous ont habitués aux lettrines. En voici une version moderne.

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