Une dramaturgie courte...
Dans les rêves de la Mandragore
Une dramaturgie courte sur les œuvres de Carlo Rosa
Personnages :
Carlo Rosa : sculpteur, personnage principal
Leonardo Rosa : peintre, fils aîné de Carlo
Gianni Rosa : fils cadet de Carlo
Mamma Rosa
Alemanni, Piero Garino, Pierre Gastaud : artistes peintres
AVERTISSEMENT
Dans cette dramaturgie courte, les personnages ne disent pas les répliques : ils sont traversés par elles.
Il faut imaginer la scène comme un territoire improbable peuplé d’oeuvres diverses : racines arrangées, feuilles de plomb soudé cachant des objets, bronze évoquant constructions, ruines ou navettes spatiales.
I
1
J’avance et l’horizon se dédouble : j’aperçois au bout du chemin une ouverture inattendue sur des Alpes marines et des vallées resserrées jusque dans les embouchures.
Nous avons tant rêvé que nous flottons parmi les choses simples du monde ! Nous avons tant espéré toutes les métamorphoses
Dans les souvenirs de Gianni, il y a qu’au début, aux yeux de Carlo, un paysage était un paysage, une nature morte, une nature morte, comme dans les huiles de son ami, le peintre Alemanni
Glisse tes doigts dans le ventre souple de la terre et tire d’en-dessous cette main inconnue qui t’es tendue
2.
Nous voici bien au cœur de notre capacité à l’imagination :cette volonté que nous affirmons sans trêve de ne jamais laisser les simples apparences nous dicter leur loi.
Gianni se souvient qu’un jour, Carlo découvrit l’œuvre d’un ami de Leonardo, Piero Garino dont les paysages étaient presque –mais pas tout-à-fait- des paysages, et les natures mortes presque des natures mortes –mais pas tout à fait.
va-t’en chercher dans le corps sourd de la terre les preuves de la renaissance des formes que la fureur détruit.
Au-delà de vallées refermées sur elles-mêmes, d’innombrables soleils définitivement fixés sur un cyan de ciels aux profondeurs d’Egypte éclairent les signes sacrés d’une langue inconnue
3.-
Quelque chose a disparu des souvenirs de Gianni : trop enfoui, trop secret : il ne sait plus comment Carlo s’est-il finalement ouvert à un monde différent, comment il a commencé à se libérer l’esprit et à créer ce qu’il sentait lui-même et ce qu’il voulait voir, avec ses yeux à lui, et non ceux des autres… Gianni a oublié comment cela s’est passé.
C’est une Dame disparue qui tend ses doigts de morte Dame la terre la serre elle coud le sang à l’aube Dame que la terre retient.
Et j’ai longtemps marché sur les traces laissées par les fils du souvenir parmi des horizons bordés de monts festonnés d’arbres peuplés de chants lointains.
Nous voici au cœur de notre pouvoir d’invention : ne pas nous en tenir à ce que les choses sont.
II
1.
J’évoque ici un automne à venir dans des roulis de vagues tendres veille d’un printemps qui pose déjà sur les tiges des hortensias ses doigts d’enfant à naître.
Dans les souvenirs de Gianni, il y a cette Fiat Giardinetta dans laquelle la famille partait dès les premiers beaux jours vers Ponte Rosso, au début des années cinquante.
Ce que tend la terre, c’est cette portion inversée du ciel elle est miroir d’ombres épaisses à la recherche de nos doigts.
Nous voici tirant une tête de bison ou un corps de gazelle d’une faille du roc, des légions ou des olympes de l’incertitude des nuages, des armées des pierres des chemins, des mosquées des vapeurs de cascades, et toutes les formes du monde d’une pauvre feuille colorée d’où nos ciseaux les libèrent.
2.
Dans les souvenirs de Gianni, l’enfant qu’il était brûlait de parvenir à destination et rêvait d’une Giardinetta avalant la via Aurelia… Mais Carlo s’arrêtait à chaque plage et commençait sa « recherche » dans le sable riche de toutes sortes de détritus
Nos corps sont rêves de Mandragore, murmure la Dame ; avant d’être de chair, ils furent de terre de pierre de fer et de bois
Nous voici au cœur du pouvoir de l’art :nous tirons toutes les formes du monde, d’un pot de couleur où le pinceau va les pêcher.
Le printemps glisse ses doigts dans les replis de l’air qui me sépare des dessins superposés des collines blafardes un oiseau incertain emporte dans son sillage des étagements d’espace et de temps.
3.
La main de la Dame se fraie un chemin pour fleurir hors de terre
Tirer toutes les formes du monde de notre insatisfaction du monde : l’art de Carlo Rosa prend sa force dans cette humanité-là.
Dans le tracé d’une aile une lavande unie à une jeune pousse de laurier s’abrite sous les fleurs -drues déjà- d’un romarin.
Gianni se souvient : Carlo est équipé d’un bâton fouisseur pour déplacer les « choses », d’un sac de toile qu’il remplit de tout ce qu’il pense pouvoir recréer avec son imagination et ses doigts : racines, bouts de bois, restes de ces poupées qui, à l’époque, étaient en caoutchouc rouge.
III
1.-
Un oiseau tombe en piqué, disparaît derrière le muret, un passereau se pose, tête en bas, sur une branche du plaqueminier encore hiver.
Elle s’ouvre comme germe œil ou chant et libère la vie musicale des formes
Il faut considérer la trajectoire de Carlo Rosa sur les deux ou trois décennies qu’elle dure comme l’histoire d’un désir d’envol inscrit dans les rêves les plus lourds de la terre.
Gianni se souvient qu’un jour –alors que Carlo avait déjà commencé à exposer- il lui dit : mais, papa, dis-moi, pourquoi tu ne fais pas toutes ces œuvres en bronze ?
2.-
Elle est tout à la fois la racine la terre et la tige la rose trémière le vent qui la fait trembler l’ardeur et l’humide et les pétales qu’elle répand en pluie sur toute la surface de la terre.
Il faut considérer la trajectoire de Carlo Rosa comme une progressive appropriation de l’espace quand au seuil de son rêve il y a la terre et ce que la terre retient.
Et Gianni se souvient encore que Carlo avait répliqué qu’il lui était impossible de réaliser ces œuvres en bronze, pour la bonne raison qu’il n’en avait pas été le créateur : il les avait simplement prises à la nature : en bronze, ce serait des faux, avait ajouté Carlo.
Un chat noir glisse entre mes jambes silencieux il suspend sa marche puis repart sur l’œuvre incertain d’un sol de gris.
3.-
Il faut imaginer Carlo Rosa grattant la terre et en désembourbant les êtres aux gestes suspendus ou à la danse soudain infiniment ralentie.
Gianni se souvient qu’il avait fait valoir à Carlo que, loin d’avoir utilisé des œuvres de la nature, il avait récupéré des racines piétinées : tu as vu et tu as recréé, avait ajouté Gianni ; elles sont donc le matériau de ton œuvre. Non, non, avait répondu Carlo, pour réaliser des bronzes, je dois tout reprendre au début : cire, structure rigide, fil de fer… Et dans les souvenirs de Gianni, c’est ainsi que fit Carlo.
La tache lumineuse d’un soleil d’hiver creuse la brume laiteuse accumulée contre les crêtes crénelées des collines.
Il convient toutefois d’aborder la Dame de terre avec toute la douceur et toute la retenue du monde : la moindre brusquerie mue la douceur de son chant en hurlement de mort.
IV
1.-
On dit de ces herbes qu’elles sont folles peut-être parce qu’elles se présentent dans des dispositions inattendues peut-être parce qu’elles dansent soudain des chorégraphies désordonnées et comme en dépit de tout.
Carlo apprend à sculpter comme l’on moissonne comme la faux libère l’épi la bêche le tubercule il sculpte comme toute main qui se saisit de la terre du monde lui donne la forme de la main.
Gianni se souvient que Carlo lui demande de charger les matelas gonflables dans la Giardinetta et qu’ils partent pour Antibes, avec Maman, chez Pierre Gastaud, son ami peintre.
A Antibes, on avait eu beau frapper à la porte, personne n’avait répondu. Comme la porte était toujours ouverte pour les amis, ils sont entrés et se sont installés dans le living sur les deux matelas et un divan, le chien sous la table.
Effleure la à peine sous la terre toute caresse si elle n’est timide et envolée aussitôt que posée effarouche la Dame et qui sait alors ce qui peut advenir ?
2.
Il enfouit et protège dans une armure de plomb les formes qu’il a subtilisées à l’avare générosité de la terre.
Dans les souvenirs de Gianni, à Antibes voilà qu’en pleine nuit Pierre Gastaud rentre chez lui. Il allume et :
« Mes chers amis ! »
Le lendemain matin, tôt, tout ce petit monde est parti au marché aux poissons
Nos corps sont rêves de Mandragore murmure la dame, ils suivent l’expression des branches de terre dans les miroirs du ciel
On sait repérer l’amplitude des racines : il suffit de suivre dans le miroir de la terre l’expansion des branches du ciel
3.-
Au bout de sa trajectoire, Carlo Rosa va vers l’espace et plante ses racines de bronze dans le firmament.