MICHEL BUTOR
C’est pour l’exposition de Manuel Casimiro au musée des Beaux arts de Nice, en 1985, que Michel Butor a écrit ce texte inspiré par la forme ovoïde que l’artiste inscrivait sur toutes sortes de reproductions : photos, œuvres, personnages...
Ce texte aurait pu s’intituler le biface des ténèbres et évoquer les images caviardées par Bertrand Roussel. Je suggère donc de le lire dans les deux contextes... œuf ou biface, une évocation des origines et, dans les deux cas, l’antique effarement des premiers yeux sur terre... (Note RM)
voir les bifaces de B. Roussel►
voir les œufs de M. Casimiro ►
Inlassablement je tourne autour, je roule autour : inlassablement j’essaie de le prendre, il m’évite : je tourne autour. J’essaie de le fuir, il me poursuit. Je roule autour dans les replis des draps. J’essaie de le prendre, il m’évite dans les fleuves de salive. Inlassablement dans l’éclaboussement je tourne autour, dans les tourbillons de nuages qui creusent l’océan. J’essaie de le fuir, il me poursuit parmi les canyons de varechs et les dunes de vase. Je roule autour parmi les crinières et les cornes dans les replis des draps, les dents et les trombes ; j’essaie de le prendre, il m’évite dans les chevelures et les convulsions, les fleuves de salive. J’ai les mains transpercées dans l’éclaboussement par cette croisée de rayons rouges entre lesquels il tournoie inlassablement et je tourne autour ; il se penche dans les tourbillons de nuages qui creusent l’océan, m’appelle en se plaignant comme un enfant noir. J’essaie de le fuir, il me poursuit comme un enfant de la fonte et de la nuit parmi les canyons de varechs et les dunes de vase, les averses et les remous. Je roule autour parmi les vagues d’angoisses, les crinières et les cornes, les ronces, les roses des sables mouvants dans les replis des draps, l’eau d’huîtres et de pétrole, les dents et les trombes, où parmi les glaçons courent les flammes bleues ; j’essaie de le prendre, il m’évite dans la blancheur qui devient algue et profondeur, chevelures et convulsions, récifs intimes, fleuves de salives, la roue des atolls. Mains transpercées dans l’orage de nacre par cette croisée de rayons entre lesquels il tournoie dans la palpitation, se penche dans le hennissement, m’appelle en se plaignant comme un enfant noir dans le gémissement, comme un enfant de la fonte et de la nuit, l’écume aux naseaux parmi les averses et les remous, les nœuds du plexus, les vagues d’angoisses, l’étirement des membres, les ronces, les roses des sables mouvants, les craquements des articulations dans l’eau d’huîtres et de pétrole, les boules dans la gorge où parmi les glaçons courent les flammes bleues, le glissando des ongles où parmi les éclairs et les avalanches de laves, larmes, pleuvent et pleurent les heures déchiquetées dans la blancheur qui devient algue et profondeur, les trains dans les récifs intimes, les sous-marins fantômes dans la roue des atolls, l’antique effarement des premiers yeux sur Terre dans l’orage de nacre, la frémissante apparition des premiers seins sur des poitrines dans la palpitation, et des premiers nombrils sur des ventres tout neufs dans le hennissement, brassée dans le pétrin des songes, le gémissement, tandis que les démons revivent sous mes doigts, l’écume aux naseaux dans les nœuds du plexus, l’étirement des membres, les craquements des articulations, les boules dans la gorge, le glissando des ongles, les larmes, les heures déchiquetées, les trains, les sous-marins fantômes, l’antique effarement des premiers yeux sur Terre, la frémissante apparition des premiers seins sur des poitrines et des premiers nombrils sur des ventres tout neufs, brassée dans le pétrin des songes tandis que les démons revivent sous mes doigts.