RAPHAËL MONTICELLI
L’artiste portugais Manuel Casimiro a passé quelques unes de ses jeunes années à Nice courant ’70 - 80. Il avait bénéficié d’abord d’une bourse de la fondation Calouste Gulbenkian. Très inventif et très dynamique, il a cherché à nouer des contacts avec les milieux de l’art en France, et, naturellement, à Nice. Ce texte, le premier que j’ai écrit sur son travail, est paru dans Coloquio artes, la revue de la fondation Calouste Gulbenkian.
Quand un critique français —niçois de surcroît — visite l’atelier de Manuel Casimiro, il ne peut s’empêcher, au premier abord, de ne retenir qu’une partie du travail récent : celui de 1976 qui semble faire référence à la problématique de telle tendance de l’avant-garde fran¬çaise : travail sur/de la toile libre, refus apparent de toute représentation, problèmes des limites (dimensions), de la fixation, de la tension, de la trace... De la sorte risque de s approfondir l’incompréhension de cette œuvre, de se réduire son intérêt, et le critique de se piéger à son propre savoir.
Mais pour peu que l’on cherche à saisir non seulement les derniers développements de l’œuvre de Manuel Casimiro, mais l’ensemble d’une production foisonnante, apparemment hétérogène, pour peu que l’on se donne la Peine d’en étudier les liaisons, on se fera du travail de ce Peintre une toute autre idée que celle d’un épigone des mouvements français, et on en tirera à coup sûr de multiples enseignements sur les rapports d’un peintre à la Peinture et au réel.
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LA LOGIQUE... OÙ EST LA LOGIQUE ?
Que l’on prenne ces toiles de 1972 tendues sur châssis, sur lesquelles sont disposés ce qu’il est convenu d’appeler des points (petites formes grossièrement ovoïdes, de couleurs diverses) plus ou moins régulièrement disposés, parfois soulignés d’un numéro qui en souligne l’ordre ou le désordre, en rappelle la couleur ou parfois en signale l’absence...
La tension ne naît pas dans le jeu de la trace au support : rien ici qui puisse rappeler que la toile résiste au marquage ou à la couleur, que dans le geste du peintre à la toile la trace peut subir des trans-formations : la technique employée (pochoir, éponge, pâte dense et toile apprêtée) indique que la différence d’un point à l’autre est voulue : la tension ne naît pas non plus du rapport entre deux points, car d’autres réalités, les chiffres par exemple, viennent se superposer à ce rapport et en effacent le jeu.
La toile est le lieu où les réalités se heurtent : les points diversement colorés et en nombre prévu, les chiffres, renvoyant aux couleurs des points pour en souligner ici leur organisation, là leur désorganisation. C’est sur ce rapport entre organisé et désorganisé que repose toute une partie du travail de Manuel Casimiro ; rapport entre attendu et inattendu dans lequel vient se loger plus d’une recherche dans le domaine de l’art.
Attendue ou logique, dans le contexte portugais, cette carte postale représentant Lénine haranguant le peuple : inattendus les points de Casimiro en toile de fond au discours de Lénine : d’un côté tout une iconographie sans surprise, un simple rappel de la réalité extra-picturale, de l’autre une mise en situation, un contexte qui suscitent l’étonnement. Dans ses œuvres de 1972 Manuel Casimiro ne nous donnait pas seulement à voir des points, il se servait des points comme d’éléments de référence —ou de construction — dans une recherche de l’inattendu : non pas l’inattendu pour lui-même, mais pour ce qu’il permet, parce qu’il vient briser la suite que nous prévoyons, qu’il vient s’inscrire à la place de ce que nous savons, ou ronronnons, et que —du coup— il crée un appel à notre recherche. L’œuvre dont nous disions plus haut qu’elle pouvait apparaître sous des allures françaises, témoigne soudain d’une tout autre problématique.
Déjà, autrement traité, le même type de problèmes apparaissait dans les travaux en pointillés « structures » des années 1969-1973 : la répétition de la trace du marker s’organisait dans telle partie de l’œuvre en respectant l’ordre mécanique né de l’alignement des gestes (rapport régulier du corps au plan) et se désorganisait. se brisait, dans telle autre de manière à construire un ensemble contradictoire. Les « translucides » (papiers pliés de 1974). l’accrochage d’une toile (1976), sa déchirure — maintenue ou recousue en décalage— (1976). la superposition de plusieurs supports (1976). entrent en conflit avec la netteté de la trace qui —même dans les toiles libres— est réalisée sans bavure, sans diffusion, grâce à la densité de la pâte.
Et pour donner quelques autres illustrations de cette tension qui préside à la constitution des œuvres de Manuel Casimiro voici les galets de 1974. le projet de structure en ballon de football de 1975. les constructions de fruits ou légumes de 1975 les déséquilibres de pièces de métal de 1 970. les éléments de moteur dorés de 1968-1969.
Un actuel projet de peinture de la jetée de Nice est aussi significatif dans ce sens. Au lieu de prendre un élément naturel comme support d’un acte peint, ou comme lieu d’exposition en plein air. Casimiro se propose d’utiliser un site aménagé par l’homme pour creuser la différence de nature entre divers éléments de la réalité : l’eau, la pierre, le béton : les éléments naturels et ceux fabriqués par l’homme : les éléments liquides et ceux qui sont rigides. L’œuvre n’est pas transportée dans un lieu, elle naît du traitement particulier d’un site, jouant sur la disposition des blocs de béton et des rochers pour constituer —s’opposant à la mer— un ensemble plastique de blocs de béton peints-rochers non peints qui reprend l’opposition organisé-non organisé, attendu-non attendu.
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Tout se passe comme si l’œuvre de Manuel Casimiro se présentait comme le signe d’une distance par rapport à la vie : notre dernier exemple illustre clairement cette idée : la prise de possession d’un espace réel par son traitement plastique, la transformation d’un site en lieu artistique, opposent la « vie » à l’« art », ou, du moins, témoignent d’un art qui se pense comme détournement des expériences et des objets quotidiens. C’est dans la même perspective que s’inscrivent les éléments de moteur (1968-1969) : leur forme en spirale est prétexte à un traitement plastique chargé de réminiscences culturelles : la dorure reprend ironiquement les procédés du baroque, fige l’objet dans sa forme, détourne le produit industriel de sa fonction.
Une démarche analogue apparaît dans une œuvre de 1972 : des produits de consommation courante (lessives, eaux minérales, apéritifs, jouets, etc....) sont agencés de manière à produire l’image d’une ville ; dans l’œuvre d’art des objets sont détournés de leurs destination afin d’organiser l’image de la désorganisation de la vie. L’ironie de Manuel Casimiro naît des failles rencontrées dans la vie. D’une façon générale, depuis l’expérience du fascisme jusqu’à la peinture française, en passant par la révolution portugaise, rien qui ne soit pour Manuel Casimiro prétexte à doute, à critique, à contestation jaillie du heurt entre ce qui est quotidiennement vécu et ce qui en est dit ; dans un certain sens l’expérience de Casimiro se nourrit des mythes qu’elle mine. Il n’est pas jusqu’au choix des outils qui ne soit indice de ce heurt : que l’on revienne, pour ne donner qu’un exemple, aux pointillés de 1969-1973. Le marker, d’abord utilisé comme tel, produit sa trace par un geste qui —pour être répété — n’en est pas moins spontané et susceptible de variations plus ou moins lyriques ; s’en servant ensuite comme d’un poinçon (le détournant de son emploi « normal ») Casimiro en neutralise la charge affective, insiste davantage sur la dépersonnalisation que suppose la répétition, approfondissant ainsi la critique d’une société qui anéantit la personnalité.
Aussi serait-on tenté de tenir chacun des éléments de l’œuvre de Manuel Casimiro pour signe de son rapport à la réalité, et l’idée d’une étude sémiologique de ces signes est séduisante. Le fait qu’il ne refuse aucun symbole, que le point, ou la ligne, par leur répétition d’une œuvre à l’autre, fassent figure d’éléments constants, qu’ici ou là il semble se servir de telle ou telle pratique de la peinture pour sa valeur de signe culturel ne pourrait que nous inciter à poursuivre dans une telle voie. Pour séduisante qu’elle soit une telle étude ne pourrait qu’être doublement illusoire ; ce n’est sans doute pas ici le lieu d’alimenter le débat — ou la polémique — entre les diverses conceptions de la sémiologie, ni de prétendre définitivement régler la problématique définition de la notion de code, en particulier dans le domaine de la peinture, mais pour peu que l’on tienne la sémiologie pour la science des systèmes de communication, et que l’on se refuse à considérer l’œuvre d’art comme un message, voire comme le seul indice du rapport que l’artiste entretient avec un réel bien délimité, force sera de comprendre toute la complexité de ses caractères propres.
L’intérêt de l’œuvre de Manuel Casimiro et son évolution, tient aussi à l’évolution d’une tension entre I’artiste, le monde, et l’image qu’il nous donne du monde dans le domaine qui est le sien : l’ironie que l’on y décèle sans cesse, la causticité même, doivent beaucoup, on ne saurait le nier, à la personnalité de Casimiro et à sa conscience de sa place et de son rôle dans la société.
Les transformations dont son travail se charge sont aussi comme les sautes de la vie sur la pratique du peintre. Tout cela ne pourrait faire oublier qu’une pratique sociale, la peinture pas moins qu’une autre, ne peut naître et se développer que pour autant qu’elle remplit une fonction irremplaçable, qu’elle se questionne sur sa spécificité et — au bout du compte — la construise. Que cette construction de la spécificité de la peinture trouve à se nourrir du rapport conscient que I ’artiste entretient avec la « réalité » qu’elle s’en justifie, que, même, des théories plastiques aient pu et puissent s’élaborer en dehors de toute référence à la spécificité de la peinture, ne change rien fondamentalement à ce qu’un peintre transforme par son art, à ce que l’art produit, ou peut produire, dans le champ des connaissances.
Il nous semble que, dans le cas de Manuel Casimiro, comme dans les meilleurs cas, la pratique de la peinture est le lieu d’un multiple questionnement sur la nature même du réel (ou de la vie), sur le rapport aux apparences et à l’espace, et que son œuvre se construit en réponse provisoire à ce questionnement. Tout ce que nous avons écrit plus haut montre assez la mise en cause de la réalité dans son œuvre : poussons plus avant ; par sa peinture Casimiro ne se contente pas de dire « qu’est-ce que la logique ? », il met en cause l’idée que l’on se fait du réel.
Plus forte encore, l’interrogation sur l’apparence et l’espace est le lieu d’une intéressante tension. L’organisation du plan de la feuille par les pointillés (œuvres de 1969), et le rapport entre organisé et désorganisé témoignent d’une recherche qui est aussi de l’ordre des problèmes de la structuration symbolique de l’espace physique sur le plan ; l’opposition plan-volume apparait aussi bien dans les papiers pliés (ceux de 1974 comme ceux de 1976) que dans les œuvres enfermés dans des bocaux ou dans les « volumes ». Les superpositions de supports (papier ou toile) peuvent se comprendre comme un dépassement du problème du support découpé-reconstruit (avec réduction du format, transformation de la trace, dessin de la reconstruction) dans la problématique française : elles reprennent, de façon originale la question du plan et de son rapport à la trace, et introduisent la question du volume. La trace plane, simple droite, est niée comme droite et comme plane par le pliage (volume et rupture de la rectitude) ; le problème de l’organisation du plan de 1969 se trouve ainsi développé et enrichi. Mais en même temps le volume du pliage est nié comme volume par son collage sur un support plan.
Lorsque des morceaux de toile, saturés de couleur, sont introduit dans des bocaux, des cloches en verre, ou des abris pour statuettes de saints, l’intention ironique évidente à plusieurs niveaux (religion, mystique de l’art, problématique support-surfacienne) se double d’une contradiction entre un plan (la toile), un volume (la toile présentée dans un bocal), et introduit une série de négations : négation du plan de la toile par sa présentation ; négation du volume-contenant par sa transparence etc... Les « volumes » (bois biseautés peints) reprennent la même contradiction entre réalité du volume et illusion optique du plan tout en introduisant un nouveau problème : celui de la matière traitée : en effet la texture du bois guide la trace qui la met en évidence.
C’est bien à une œuvre complexe, ouverte, que nous avons affaire ; elle ne se laisse réduire à aucun schéma, elle ne dédaigne aucun niveau d’interprétation, elle ne délaisse aucun des aspects du réel auquel le peintre est confronté. Certains —aveuglés par leurs certitudes — seront peut-être amenés à la déformer ou à la défigurer. Nous tirons de sa cohérence propre la certitude de sa vigueur.