Localisation : 41° 0’ 29.15’’ N - 28° 58’ 42,2’’ E
En Europe enfin, c’est la Corne d’Or qui a constitué le cœur de la cité où les guerriers du Croissant se sont installés, et d’où pendant des siècles ils ont parcouru les routes de terre et de mer pour établir leur pouvoir. Ils ont marché sur la Grèce, sur la Bosnie, sur l’Autriche où ils ont bâti minarets et mosquées ; ils ont navigué sur l’Algérie, sur Malte, sur l’Espagne et sur la France où ils ont saisi otages et esclaves.
Au-delà du pont de Galata accablé d’ânes et de camions, de piétons, de bus, de voitures désarticulées, la Corne d’Or aujourd’hui remonte dans les terres vers Eyüp et la maison de Loti entre des chantiers navals où le cambouis tente de combattre la rouille. A quelques arrêts du bateau-bus qui la parcourt on a dessiné des jardins assez accueillants, avec des bancs et des arbres, et un petit bâtiment d’octroi.
Au large des ocres remparts de la ville qui s’écroulent par places, une banlieue interminable se développe pas à pas, composée d’humbles maisons basses, jamais achevées, du gris triste des parpaings, souvent couvertes de tôle. L’hiver il y fait froid pourtant, sous la neige et le brouillard qui monte de la mer.
Mais quand on a passé ces remparts et qu’on entre dans la ville, l’étonnement prend du génie bâtisseur qui a habité les hommes de ce lieu. Tous les hommes d’ici : les Romains qui y ont laissé les premiers ouvrages, les chrétiens de Sainte-Sophie, les Turcs de la Mosquée bleue ; et d’autres sans doute auparavant, dont les constructions ont servi de carrière à ceux qui leur ont succédé.
Par Ordu Caddesi le tram mène du port vers Beyazit en sonnant éperdument. Sur la vaste esplanade entre l’Université et le grand Bazar, des colporteurs, des marchands à la sauvette, des rabatteurs pour les boutiques proches accostent tout ce qui peut ressembler à un touriste, tout ce qui flâne et muse. Quand on passe cette nuée et que, franchissant les lourdes portes de bois sculpté on pénètre dans le Bazar où la chaleur et la lumière semblent filtrées, adoucies, tempérées presque, on entre dans un palais d’Orient aux sols couverts de velours et de kilims, aux murs tendus de tapisseries colorées, où l’or partout luit. Chaque marchand vous propose un thé fumant dans des porcelaines délicates, tous parlent votre langue avec une séduction câline ; il faut s’asseoir, regarder, toucher, admirer. Le plafond est si haut, une verrière apporte juste une lueur, la lumière de lampes vacille dans la profondeur des boutiques obscures, jusqu’où donc s’envole le flot magique des tapis ? Les éventaires des bijoutiers partout accrochent le regard comme si des constellations tombées du ciel s’étaient répandues dans leurs sombres velours.
Il faut sortir enfin, pour retrouver le soleil ardent et les bruits de la rue. Dehors, on vend tout ce qui ne se trouvait pas dans le Bazar : cigarettes, copies de vêtements et de parfums français, fruits au détail, légumes de saison, bijoux de pacotille. On est pris dans une animation extrême ; chaque enfant qui passe est un vendeur ; nul ne quémande, il n’y a pas de mendiant. A toutes les façades des inscriptions en turc, mais aussi en une multitude de langues étranges, annoncent des fabrications de textile et de cuir. Des véhicules bulgares et polonais repartent vers le nord chargés à rompre leurs essieux, titubant ainsi jusqu’à Sofia, Plovdiv, Gdansk, Varsovie...
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Il y a un autre Bazar pourtant, que l’on nomme le « Bazar égyptien » et qui se tient au pied de la Sûlemaniyé quand on descend vers le pont de Galata.
La rigoureuse Sûlemaniyé, mosquée et séminaire à la fois, splendeur de régularité et d’harmonie un peu sévère, est entourée d’un terre-plein de dalles dorées et d’une sorte de chemin de ronde ; à une de ses extrémités, une porte discrète, presque dissimulée, permet de descendre vers le port et, très vite, d’entrer dans le Bazar égyptien. Là les stambouliotes trouvent les fournitures de leur vie quotidienne : humbles ustensiles de cuisine, tout ce qui tranche, coupe ou pique ; épices, cafés et thés, pistaches, noisettes, sucreries de toutes espèces ; jeux de cartes, de dames, d’échecs, cages ou volières... Il n’y a pas un seul touriste, les vendeurs intrigués vous sourient avec la gentillesse ordinaire des Turcs.
Quand on sort du Bazar égyptien, le soleil éblouit, on est ivre un peu des effluves capiteux dans lesquelles on a baigné ; on sent le poivre, la coriandre, le cumin - mais aussi le sucre, la vanille, l’orange. On lève la tête et l’on voit, au-dessus, la silhouette des grandes mosquées et les jardins de Topkapi.
C’est que tous les monuments les plus notables, les plus respectables d’Istanbul sont regroupés sur le vaste promontoire à l’ouest de la Corne d’Or. Là se trouvent la Mosquée Bleue et Sainte-Sophie, mais l’obélisque de Théodose et la colonne de Constantin aussi, la guirlande de jardins de Topkapi, et le réservoir de Yerabatan, et le Musée archéologique, et la seule rue ancienne, dont les quelques maisons ont pour la plupart été transformées en auberges de luxe. Adossées à un rempart, fleuries de bougainvillées, irradiées de soleil, elles jettent un sourire de sérénité dans cette mégapole agitée par le commerce.
Face à face, les deux mosquées historiques racontent la confrontation aujourd’hui pacifiée de deux mondes, de deux religions, de l’Asie et de l’Europe. Sainte-Sophie et la Mosquée Bleue sont réunies par de frais jardins et parcourues par des visiteurs souvent indifférents à l’émotion religieuse qui les a conçues.
Monument païen, monde inversé, mer obscure et souterraine perdue loin du soleil éblouissant, où l’on navigue entre de puissants piliers dont les socles ont été souvent repris de temples plus anciens, le réservoir de Yerabatan est un des lieux les plus mystérieux et les plus secrets d’une ville déjà étrange. Des projecteurs, de loin en loin, sculptent la lourde forêt interminable de colonnes et de piliers. L’immensité de l’effort qu’il a fallu produire pour édifier cette prodigieuse construction donne une idée de la vraie valeur de l’eau à qui elle est entièrement dédiée ; aucun trésor n’a suscité un si opiniâtre effort, ni les Mosquées de Dieu, ni Topkapi du pouvoir.
Topkapi, un peu après la Sublime Porte, domine le Bosphore. Vaste jardin semé de palais, de communs et de belvédères, il est parcouru sans cesse par les troupes serrées des enfants des écoles en uniformes, enquêtant sur leur passé et leur histoire. Ils sont rieurs, attentifs, disciplinés, amicaux. Ils s’extasient devant les instruments de cuisine anciens, les mannequins et les habits d’autrefois ; comme chacun, ils s’émerveillent surtout des bijoux énormes, des émeraudes gigantesques, des rubis de contes de fées. Dans l’enceinte du Palais se trouvent aussi le Harem, le Musée archéologique ; Topkapi est une ville dans Istanbul. D’une terrasse on contemple l’étroit bras de mer qui sépare l’Europe et l’Asie, le pont qui désormais les réunit, le trafic incessant des bateaux dans les deux sens ; au-delà de la Corne d’Or s’étend le long de la mer l’ordonnance française du palais de Dolmabahçe où toutes les pendules sont arrêtées à 9 heures 05.
Si on descend au port on peut, pour une piécette, emprunter un bac surchargé qui mène à Uska Dara - quartier d’Istanbul en Asie. Dans cette ville aux vieilles mosquées ocres le port est entouré de tables où, près de leurs bateaux, les pêcheurs vendent leurs poissons du jour accommodés comme vous le souhaitez. Assis sur la pierre chaude, les jambes ballantes au-dessus de l’eau, sollicité par des mouettes attentives, j’attends le bateau qui me ramènera à la grande ville en savourant un immense sandwich à l’huile d’olive, au poisson grillé et à l’odorante échalote.