JEAN CLAUDE HUBI
Les villes de papier
Le flot gris roule contre le rivage des galets gris qui grondent. Une longue jetée de bois s’avance en mer, échafaudée sur d’innombrables pilotis grêles. C’est le rendez-vous des plaisirs populaires, où des garçons bruyants font tinter les machines à sous pour éblouir leurs minces compagnes fardées qui boivent à petits coups des sodas en boîte ; mais c’est le lieu aussi des thés démodés qu’on déguste précautionneusement dans des salons passés dont les peintures s’écaillent.
Tout au long de la jetée des retraités enchifrenés au teint de brique, de vieilles dames aux cheveux blancs soigneusement bouclés profitent attentivement de la salubre brise, de l’iode roborative, du soleil froid, allongés les yeux mi-clos en longues rangées dans des chiliennes alignées dont la toile multicolore claque au vent frisquet.
Près de là, fantaisie royale, le château mousseux d’un prince oisif dresse son décor de stuc fragile - fade souvenir pâtissier, ni sel ni sucre, d’une Inde pacifique de parade impériale. Loin des Gurkas...
A l’abri du vent, dans le délicieux quartier aux rues étroites des Lanes, des antiquaires sévères et des bijoutiers altiers animent un petit monde hors du temps et des duretés du siècle. A gauche on va à Worthing la douce, ses jardins anciens et ses quartiers opulents aux murets d’opérette ; à droite on se dirige vers Newhaven où rumine sur la prairie marine le troupeau confus de ses colossaux ferries.
Tout au long de Marine Parade des hôtels à l’ancienne et des restaurants surannés toisent les confiseries populaires qui se disputent l’honneur de vendre le « véritable rocher de Brighton ». Bien sûr les enfants qui repartent avec ces rondes sucettes pastel ignorent tout des tendres et mortelles angoisses de Graham Greene.