RAPHAËL MONTICELLI
Lors de l’exposition de Gérard Éli au collège Port Lympia, à Nice, le principal m’a demandé de rédiger une préface à l’intention des élèves. Comme toujours dans ce type d’exercice, j’écris pour des élèves, mais je compte sur leurs enseignants...
Chers élèves du collège port Lympia et des écoles proches,
Comment vais-je m’y prendre pour parler du travail d’un artiste ?
J’aimerais vous en parler, pas pour tout vous expliquer, mais pour vous proposer de le regarder.
L’artiste, c’est Gérard Eli. Son travail, ce sont les œuvres qui sont exposées dans le collège en ce début d’année scolaire 2018-2019.
Tâchons de nous intéresser à deux choses, et à deux seulement
Première chose : comment c’est fait. Comment cet artiste s’y prend-il pour faire ce que nous voyons ?
Deuxième chose : comment regarder ces signes ou traces que l’on trouve souvent dans ses œuvres.
D’abord comment c’est fait...
De quoi Gérard Éli se sert-il ? De quels matériaux, de quels outils ? Comment ces matériaux sont-ils associés, réunis. Quels gestes doit-il exécuter pour arriver au bout de son travail ?
Vous voyez bien que, selon les œuvres, y a du bois, du métal, de la céramique.
Il est facile aussi de se rendre compte que tous ces matériaux, minutieusement travaillés, sont assemblés de façon très précise. Regardez bien. Ça vous fera peut-être penser à des tas de choses.
Pour Gérard Éli, la technique compte beaucoup. La qualité technique, le savoir faire, la maîtrise. Même si ce n’est pas pour lui le plus important, il aime que les choses soient bien faites. Et ça se voit.
Quelques cas de rapports à la technique
De nombreux artistes ont les mêmes exigences que Gérard Éli. Parfois, c’est tellement important pour eux, qu’ils gardent secrets leurs outils, leur façon de faire. Je vous donne deux exemples : Michel Ange, l’artiste de la Renaissance italienne, il y a 400 ans, ne voulait pas que l’on sache quels étaient ses secrets de fabrication. Il souhaitait que les spectateurs pensent que tout lui venait comme naturellement.
Plus récemment, un peintre du XXe siècle, Hans Hartung, cachait ses pinceaux (qui étaient vraiment extraordinaires) dans une sorte de coffre fort.
D’autres artistes estiment que les œuvres d’art doivent suivre les règles précises de l’art, utiliser des outils, des moyens, des supports bien connus et que l’on doit apprendre à bien maîtriser. Ce n’est pas ça, non plus, que fait Gérard Éli.
Certains, au contraire, modifient les règles, utilisent les moyens de façon inattendue, se servent de techniques qui n’appartiennent pas à l’art mais à la couture, à la cuisine, à la maçonnerie... parfois ils mettent au point des techniques inconnues.
Je crois que Gérard Éli fait partie de cette catégorie. Qu’est-ce que vous en dites ?
L’art sans technique
Tous les artistes ne pensent pas comme ça. À l’inverse, il y en a qui divulguent sans difficulté matériaux, techniques et outils. Expliquent précisément comment il s’y prennent. Parfois, quand on voit leurs œuvres, on se dit « ça ? Moi aussi, je peux en faire autant »... Et c’est peut-être ce qu’ils veulent que nous pensions : que chacun de nous peut être un artiste.
J’en connais qui ne réalisent pas même d’objet : par exemple, ils prennent un objet du quotidien tel qu’il est et le présentent comme œuvre d’art. Le premier et le plus connu de ces artistes est Marcel Duchamp, qui est né en 1887... vous voyez, ce n’est pas tout récent. D’autres, plus récemment, font une fiche pour expliquer comment on peut réaliser l’œuvre à laquelle ils ont pensé. Ils vendent cette idée et laissent le spectateur, l’amateur ou le collectionneur réaliser l’œuvre. Le plus illustre exemple de cet art est un artiste américain, Sol Lewitt. Pour eux, la réalisation de l’objet est très secondaire. l’important, c’est l’idée qu’il s’en font, et il est amusant de voir comment, avec la même recette on arrive à des objets très différents. Comme en cuisine.
-Et les signes alors ?
De loin, sur certaines œuvres de Gérard Éli, on croirait voir une écriture. En y regardant de plus près, on s’aperçoit qu’il est pratiquement impossible d’y trouver deux signes identiques. Regardez n’importe quel texte de n’importe quelle langue, qu’il soit écrit avec les signes de l’alphabet que nous utilisons, ou que ce soit dans un autre : grec, cyrillique, arabe, hébraïque. Que ce soit même transcrit avec des idéogrammes, comme le chinois ou le japonais, que ce soit des hiéroglyphes, même si vous n’y connaissez rien, vous verrez que parfois, les mêmes signes reviennent. Ce n’est pas le cas de Gérard Éli. Il ne s’agit donc, dans son travail, ni d’écriture, ni de code secret. Il reste bien quelque chose de l’écriture pourtant : le geste, les outils, et peut-être, le sens dans lequel les signes sont tracés.
En fait, vous connaissez déjà ça. Vous avez déjà vu des choses de ce genre. Peut-être vous rappelez-vous avoir vous même tracé ainsi des signes qui n’ont pas de sens. On trouve ça dans le gribouillage des enfants. Peut être vous amusez-vous encore à faire des signes de ce genre comme s’il s’agissait de l’écriture d’une langue inconnue, ou qui n’existe pas.
Si ça ressemble à une écriture, elle est illisible. Dans ce cas aussi, Gérard Éli nous rappelle que d’autres artistes, écrivains ou peintres, ont inventé des sortes de codes secrets, quelque chose est lisible, mais on ne sait pas quoi.
Il nous rappelle aussi que certains autres ont rendu volontairement leur écriture illisible... Ou se sont servi d’une écriture connue pour la rendre illisible.
Picasso, un artiste que vous connaissez certainement, a écrit ainsi des poèmes dans une écriture illisible. Un autre peintre, Dautremont, a réalisé des tableaux remplis de signes tous différents. Ça ressemble à une écriture : il y a le geste, l’outil, la trace... mais ça ne veut rien dire. Vous trouverez d’autres exemples, nombreux, dans l’histoire… Je pense à un poète comme Henri Michaux qui a réalisé des tableaux remplis de signes comme une écriture indéchiffrable. Je pense à un peintre et poète moins connu, Gérard Duchêne… Mais ce serait trop long à expliquer.
On regarde ces sortes d’écriture comme une énigme que l’on peut trouver belle. Comme un poème japonais ou chinois, comme une calligraphie hébraïque, quand on ne connaît pas ces langues. Comme l’arabesque qui rappelle une écriture sans en être une. Comme les manuscrits du moyen âge. On regarde, on peut apprécier, on ne sait pas si on en trouvera un jour le sens. Mais, même si nous ne savons pas les déchiffrer, même s’ils sont complètement indéchiffrables, ils peuvent nous faire rêver.
J’avais dit « deux choses »... c’est fait. Il y en aurait beaucoup d’autres, bien sûr... Vous avez tout le temps devant vous pour savoir quoi.
Regardez. Regardez et laissez venir en vous images et pensées.