RAPHAËL MONTICELLI
Quatrième partie : les politiques publiques, conclusion
J’ai souvent évoqué les possibilités qui pourraient se présenter aux politiques publiques ; je n’ai pas insisté sur leur insuffisance. À ce point de mon discours je voudrais pointer leur collusion avec le marché par deux ou trois exemples.
Premier exemple. Lorsque la gauche est arrivée au pouvoir en 1981, elle a mis en place l’un de ses projets culturels, les FRAC. Les fonds régionaux d’achat d’art contemporain. L’objectif était alors de faire en sorte que les pouvoirs publics se rendent acquéreurs non seulement des objets d’art patrimoniaux, mais aussi de la production contemporaine des jeunes artistes. Cela pouvait en effet permettre à davantage d’artistes et de galerie de faire circuler et valoriser des œuvres en cours... Au bout de 10 ans, quand on a fait le premier bilan des fracs, on s’est aperçu que 80% des achats de France étaient effectués auprès de 3 galeries parisiennes. Le service public contribuait ainsi àla valorisation des objets du marché.
Deuxième exemple, plus anecdotique mais tout aussi significatif. Il arrive assez régulièrement que des collectionneurs ou des ayant droit d’artistes mettent en dépôt des œuvres dans des musées. Le musée aurait mauvaise grâce à refuser le dépôt lorsqu’il émane d’opérateurs de référence. De son côté, le prêteur valorise culturellement son fonds à moindre frais. Il peut espérer, et la chose se vérifie régulièrement, que le musée finisse par se rendre acquéreur de tout ou partie du dépôt dont la valeur a augmenté entre autre par le fait de figurer dans le musée. Et il peut même arriver que telle œuvre du fonds ne soit authentifiée que par sa présence dans le musée.
Troisième exemple, qui a largement défrayé la chronique en son temps, et nous en avons parlé l’an dernier. Tel ministre de la culture, proche d’un grand opérateur commercial, et l’une des grandes fortunes de France, devient, après sa charge de ministre, directeur d’un grand et prestigieux établissement culturel. Le grand opérateur en question est par ailleurs collectionneur d’art er promoteur d’artistes contemporains. L’un des premiers gestes de cet ancien ministre fut d’organiser dans son établissement, le château de Versailles pour ne pas le citer, une énorme exposition personnelle de l’artiste phare de son riche ami. Dans ce cas particulier le service public prend en charge financièrement les œuvres de l’artiste, valorise le fonds d’une grande fortune, lui assure la validité culturelle et patrimoniale, établit en valeur de référence une œuvre dont je vous laisse supposer le contenu idéologique, structure les valeurs artistiques sur une pratique artistique particulière, que l’on a pu définir comme l’art du marché de l’art, aussi éloignée que possible des problématiques artistiques et des préoccupations de notre société.
Avant de relativiser les valeurs financières en jeu dans le marché de l’art, je voudrais insister une dernière fois sur le fait que le marché bloque les mécanismes de l’échange et de la circulation des œuvres en survalorisant certains artistes et en les érigeant en valeurs et références absolues de l’art, et en dévalorisant et disqualifiant du même coup des démarches qui, pour la plupart, s’inscrivent dans des démarches importantes pour nos formations sociales et individuelles, en termes de sensibilité, construction du sens, vision du monde.
Mais relativisons. D’abord en pointant un premier problème. Quand on parle d’art et d’amateurs d’art, on vise immédiatement les collectionneurs. Tordons tout de suite le cou àcette croyance. On peut être amateur d’art et acheteur d’œuvres sans pour autant s’astreindre àconstituer une collection.
Deuxièmement... Le marché de l’art du marché qui occupe tant d’espace, de temps, d’énergie médiatique etc. n’intéresse que quelques personnes au monde. Sur les millions d’artistes en activité aujourd’hui quelques centaines seulement dans le monde sont concernés par cette activité.
Troisièmement... Les finances mises en jeu dans cette activité ne sont qu’une goutte d’eau dans l’océan financier. Plus proche des sommes qui circulent dans le monde du spectacle artistique ou sportif que de celles que traite la bourse. Ce qui a été présenté comme la vente du siècle, réalisant des profits au delàde toute estimation, pour un seul artiste a fait bouger 140 millions d’euros pour 223 œuvres vendues et employé 200 personnes pendant des mois... Soit 63000 euros par œuvres. Ou 70000 euros par collaborateur. Nous sommes très loin du monde des grandes fortunes... Nous sommes dans le monde de leurs laquais. Ce monde là n’est pas le mien.
Relativisons... Et refusons de considérer comme références principales de l’art les références d’une infime partie de l’art qui véhiculent des valeurs et des idées qui ne sont pas les nôtres. Ne jugeons pas de tout l’art et de tous les artistes à l’aune de l’art du marché. Considérons même, dans l’art du marché lui-même, les éléments qui peuvent être utiles dans notre approche générale de l’art. Mais nous nous tromperions de combat si nous considérions que l’essentiel est de nous élever contre le marché de l’art et contre l’art du marché de l’art. Les deux pistes essentielles sont, à mon sens, les suivantes.
La première, générale, est de nous opposer à la marchandisation actuelle sous toutes ses formes : la meilleure façon de lutter contre les dérives du marché de l’art est de combattre les dérives du marché, et l’économie du marché mondialisé dont le marché de l’art n’est que l’une des manifestations sans doute marginale.
La seconde, spécifique, c’est de construire un rapport à l’art, réfléchi et raisonné, en mettant en évidence son rôle dans la structuration des individus et des formations sociales et en défendant tout ce qui, dans les pratiques artistiques, peut être de nature à développer ce rôle.
C’est dans cet objectif de construction d’un nouveau rapport à l’art que nous devons faire jouer aux politiques publiques, à toutes les politiques publiques, leur rôle de régulateur dans les réponses aux besoins.
Comment les politiques publiques peuvent-elles intervenir ? Peuvent-elles remplir un rôle pour aider à la rencontre entre les artistes et la population, et non plus contribuer à augmenter les profits et valoriser l’image de marque des profiteurs ? Nous ne manquons pas de pistes pour répondre à ces questions. La première est celle de l’éducation. J’ai souvent parlé de la nécessité d’une véritable politique d’alphabétisation en matière d’art. La chose est facile à dire, mais ne va pas de soi. Mais commençons. Appuyons nous, quelles que soit leurs insuffisances, sur les collections publiques. Sur toutes les collections publiques dans leurs dimensions actuelles et historiques. Engageons une réflexion positive sur l’importance de l’art dans la formation des individus. Développons les rencontres entre les jeunes et toutes les formes de l’art.
Politique d’éducation, qui relève de la responsabilité de l’état, en relation avec les musées qui, pour la plupart, sont sous tutelle des collectivités...
Mettons en place des politiques d’éducation à l’achat d’œuvres... Je pourrais dire la même chose pour les livres. C’est dans ce but qu’avait été mise en place l’expérience d’artothèque du collège Port Lympia qui nous a été présentée ici même l’an dernier former un peuple d’amateurs d’art, c’est former des gens capables de se dire que la jouissance esthétique individuelle fait partie de leurs besoins et doit faire partie de leurs possibilités . Formons un peuple capable de reconnaître le travail dans l’œuvre et l’artiste comme travailleur . Favorisons des politiques publiques qui facilitent la rencontre entre l’enfant et l’artiste.
Les politiques publiques peuvent ensuite s’investir dans des Politiques de formation... De nouveaux métiers doivent voir le jour. On a vu ainsi ces dernières années se développer un corps de médiateurs d’art, impensable il y a seulement 20 ans... Preuve que des capacités de formation existent. L’art doit avoir une place nouvelle dans les politiques de formation des maîtres. Un enseignant qui lit peu ou qui ne lit pas, ne peut pas apprendre àlire. Un enseignant qui ne fréquente pas les musées et les ateliers et qui ne sait pas par quel bout prendre une pratique de l’art ne peut pas communiquer le goût de l’art.
Politiques publiques de formation continue aux métiers de l’art... La chose commence à se développer, elle doit prendre de l’ampleur. Manipuler une œuvre,la faire connaître, la valoriser, la proposer à la vente, sont des compétences qui s’apprennent.
Développer les artothéques, ces bibliothèques d’œuvres d’art, dans les établissements de formation, dans les lieux du travail, auprès des médiathèques. Une commune ou un conseil général, un comité d’entreprise, peuvent devenir des opérateurs facilitant l’accès individuel de la population à l’art, comme cela se fait déjà pour les textes et le son sur support papier, CD, ou numérique.
Soutenir ainsi, par une politique publique d’achat, les artistes et les petites galeries. L’achat est bien plus profitable à tous qu’une politique de subvention si généreuse soit-elle.
Engageons les collectivités à imaginer des commandes publiques et à multiplier les contrats avec les artistes. Mettons en place des espaces de réflexion sur la notion même de commande. Mettons en place des politiques publiques visant à installer l’art dans la vie quotidienne des gens.
La population a besoin d’art. C’est mon hypothèse de départ. Le corollaire, c’est que l’art doit rencontrer la population. Ma ligne de travail, c’est que l’art relève d’un service public et que tout ce qui peut développer ce service public est à favoriser et à valoriser.
Un dernier mot, en guise de conclusion. On dit parfois que l’art n’est pas une marchandise comme les autres. Cette formule me gêne pour toutes sortes de raisons, ne serait-ce que parce qu’elle extrait l’art des autres productions humaines, tout en reconnaissant qu’il est bien d’abord une marchandise.
J’aurais tendance, pour ma part, à penser que nombre de productions humaines, dans les domaines de la recherche, l’éducation, l’énergie, la vie... ne sont pas à traiter comme étant d’abord des marchandises au sens que la marchandisation donne aujourd’hui à ce mot. Répondant à des besoins collectifs elles doivent relever d’une gestion collective d’abord... Et l’art fait partie de ces production là.