J’ai en réserve toute une floppée d’artistes dont le travail me fascine... Céramistes, verriers, mosaïstes, on les classe dans "les arts appliqués"... ce sont des "techniciens". On ne dirait pas "art", les concernant... En France, c’est le ministère de l’artisanat ou du commerce qui les suit, et non celui de la culture... Si on dit "arts", on ajoute "mineurs".
Il arrive même bien souvent que ces artistes refusent de se reconnaître comme des "maîtres" dans les techniques qu’ils emploient... Et, derrière leur déni, il y a une sorte de sourde souffrance de ne pas être considérés comme "artistes". Artistes, d’abord.
Je pensais à cela en regardant les oeuvres de Giovanna Galli. Mosaïste. Giovanna Galli a mis son savoir-faire, son art, au service d’autres artistes. Elle a exécuté par exemple des cartons de Licata ou Lanskoy. Elle a aussi développé une recherche qui lui est propre, et ce qu’elle réalise dans ce cadre me donne, comme oeuvre, à penser et rêver.
Dans je ne sais plus quelle série de conférences, Jean Paul Sartre définissait l’intellectuel comme le critique du savoir technique... J’espère que ma mémoire ne me trahit pas jusqu’au bout... J’appliquerai bien cela à l’artiste aussi. J’ai toujours appliqué ça à l’artiste aussi. L’artiste : celui qui ne se borne pas à appliquer un savoir technique. Celui qui s’interroge sur les conditions de possibilité, de développement et de mise en oeuvre de ce savoir. Celui qui fait objet, "oeuvre", de cette interrogation, de cette mise en question.
Je n’avais eu aucune difficulté à appliquer cette définition à mes amis des groupes d’avant-garde des années 60-70. Il y avait là une radicalité du questionnement qui allait jusqu’à la mise en cause de l’Art. Ce qui était mis en cause, c’était la capacité même des techniques et des savoirs traditionnels à formuler une esthétique à la hauteur des enjeux de notre époque.
Certains d’entre eux sont rentrés dans le rang. Ils ont utilisé les techniques et les savoirs qu’ils avaient rejetés, les saupoudrant de leur radicalité perdue, et sont devenus, pour quelques uns d’entre eux, les peintres pompiers de notre époque.
D’autres ont développé des techniques spécifiques aux objets des mises en question. Le questionnement sur les techniques héritées de l’histoire les ont conduits à mettre en place des techniques nouvelles, employant ou non des matériaux et des procédures inédites, ou réutilisant, dans les pratiques de l’art, des matériaux et des procédures importées d’autres pratiques humaines, contemporaines ou non.
Avec le temps, je me suis intéressé à la façon dont se perpétuaient et se transformaient les techniques les plus anciennes : que devient le travail de la terre dans le monde contemporain, comment s’interroge-t-on sur la poterie et la céramique ? Quelle actualité donne-t-on à l’antique maîtrise du verre ? Et la tapisserie ? Et la, bien plus jeune, calligraphie ?
Il en va de ce que l’on appelle "les arts appliqués", comme des "arts plastiques", pour conserver la distinction institutionnelle que fait ce pays : dans un champ comme dans l’autre, il y a des "applicateurs" de recettes et de procédés, et des chercheurs qui s’interrogent.
Giovanna Galli est, à l’évidence, l’héritière de la tradition de la mosaïque. Elle est une experte dans les techniques, les savoir-faire, le savoirs, de ce patrimoine. En même temps, elle s’interroge, et nous interroge, sur l’histoire de cette activité, sur sa place dans l’histoire et dans le fonctionnement des sociétés qui l’ont vue se développer, sur son rôle dans la structuration des espaces collectifs et individuels, sur sa capacité à produire des objets de nos espaces intimes. Elle interroge les matières : minéraux, verres, ciments ; les gestes et les outils, taille, collage, mise en place ; les formats et les formes, la production des formes, la question du volume, la relation à la formation du regard et de la parole...
Elle est technicienne. Pleinement. Et pleinement artiste. Je regardais... Au trouble qui naissait en moi de ne pas reconnaître mon expérience banale de la mosaïque, s’ajoutait cette émotion particulière qui naissait du fait que, voyant le travail des tesselles, me revenaient en mémoire, par centaines, ou milliers, des millénaires de travail...