ALAIN FREIXE
J’aime chez Pierre Reverdy sentir la présence de ce qui manque, a manqué, manquera. Ce trou d’air dans la gaine du ciel que lace l’horizon. Cette limpidité du vent quand il passe. Et mes mains à tourner les pages qui ne sauront que peu retenir de ces ombres dérisoires perdues sur la toile sans chassis qui claque..
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Pour les lignes rouges de ses poèmes où il y a toujours à mesurer la hauteur des voix.
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Pour son sens de l’image, bout de miroir tendu contre l’effacement.
3-
Pour cette terre lourde. Ces temps froids le plus souvent. Froid sourd qui n’éteint pas les arêtes. Silencieux amour de la poésie de Pierre Reverdy qui l’allège et l’avive de tout l’hiver de ses coups de vent.
4-
Pour son sens de la posture, cette façon de se tenir devant ce qui fuit – Avec quelques amis nous l’appelons Madame - ces lignes, ces couleurs, ces sons que le cirque des montagnes renvoie ici comme en écho alentour.
5-
Pour son sens de la mesure : ni bas, ni haut. Qui invite à se tenir du côté des ombres. Ce pays d’à côté.
6-
Pour son image du « voyageur accoudé au repli d’une vague de vent » .
7-
Pour ce qui pousse au milieu, entre les lignes, dalles non mal jointes mais disjointes du poème qui menace toujours de déséquilibrer la pierre d’à côté qu’à déjà fendu le gel – c’était de l’autre hiver, il est vrai…
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Pour ses poèmes qui, compacts comme gants de cuir, attendent nos poings fermés pour boxer. Nos mains coupées pour disposer du vent.
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Pour son sens des sources, de leur émergence puis de leur retour en terre jusqu’à ces résurgences dans la voix des lecteurs.
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Pour les ardoises de son toit qui font le ciel noir plus petit.
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Pour son sens de ce qui se tient derrière. Ce noir derrière les étoiles, ce vide où le vent tient réserve.
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Pour ses yeux ouverts sur le monde tel qu’il va mal.
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Pour son sens des verrous. Des murs. Ceux du dehors comme ceux du dedans.
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Pour son sens de la guerre que chacun doit mener contre lui-même. Son sens de l’inquiétude, du jamais sûr.
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Pour son sens de la hauteur, signe ascendant du désir qui toujours se dégage, se désentrave, se désembourbe, émerge tout ruisselant encore des terres « où on aligne les cadavres ». Importe seule sa vaillance !
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Pour son sens de cette insomnie spirituelle qu’on retrouvera plus tard chez René Char.
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Pour son sens de « l’une fois », équivalent ici de l’éternité.
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Pour son sens de la musique, non celle qui depuis les oreilles vous remue tout le corps mais ce rythme qui secoue l’intérieur de votre tête : saccades, bercements, âpres tournants, courbes douces, lignes de front, lignes de risque.
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Pour son sens du diamant quand il ne vaut que par ses poussières.
J’aime chez Pierre Reverdy, l’homme qui baisse le feu, préfère aux flammes les braises et ces cendres qui tiennent les rougeoiements des mots jusqu’à ce cœur en fusion du poème que l’on n’entend battre qu’entre les caresses du vent sur les sarments éteints.
Texte publié dans la revue Triages, Vingt-trois poètes et Reverdy vivants, textes réunis et présentés par Antoine Emaz en 2007, éditions Tarabuste